Le 25 septembre dernier, Orange finissait d’installer le câble sous-marin « Amitié », financé par Facebook. Pour ce troisième opus de notre rubrique cyber-technique, nous avons décidé de nous pencher sur ces fameux câbles, infrastructure essentielle et mystérieuse de l’internet mondial.
Ce 25 septembre 2021, l’opérateur des télécommunications Orange a installé le câble sous-marin « Amitié » financé par Facebook. Ce câble de 6800km de long arrive sous des plages de sable près de Bordeaux pour transporter des volumes gigantesques de données numériques entre le Massachusetts américain, Bude en Angleterre et la commune de Le Porge en Gironde. Il devrait être opérationnel début 2022 dès la connexion effectuée à la station d’arrivée, puis à de vastes data-centers de Bordeaux encore en cours d’installation [1]. Le 13 mars 2020, c’était un câble de Google qui, par le biais d’Orange là encore, se branchait à la plage de Saint-Hilaire-de-Riez en Vendée pour connecter la France à Virginia Beach aux États-Unis (dans l’état de Virginie). Le sans-fil d’aujourd’hui s’incarne par la multiplication des câbles sous-marins. Comme l’écrit Nicole Starosielski, auteure de The Undersea Network, « c’est en regardant vers le bas plutôt que vers le ciel que l’on peut apercevoir au mieux l’infrastructure actuelle des réseaux » [2]. Ces infrastructures massives, dont dépend tout l’internet mondial, sont pourtant relativement discrètes quand elles ne sont pas tout simplement ignorées. Évidemment, cette discrétion n’a rien de contingent : elle est une stratégie à long terme qui vise à sécuriser et centraliser le pouvoir lié à la maîtrise de la communication, et ce au moins depuis le 19e siècle et la formation des empires coloniaux. La nouveauté, aujourd’hui, se situe dans l’identité des poseurs de câbles et leurs intentions. Puisque Facebook impose son amitié par le câble, il est urgent de discuter ces infrastructures qui font aujourd’hui l’objet de guerres pour l’hégémonie à l’échelle mondiale.
À travers ce rapide parcours au fond des océans et dans le sillage de l’ouvrage de Starosielski, nous essaierons de montrer en quoi l’infrastructure des câbles a quelque chose de contre-intuitif, qui fait mentir à peu près tous les discours publicitaires dont s’entoure l’internet mondial : « Elle est filaire plutôt que sans-fil ; semi-centralisée plutôt que distribuée ; territorialement ancrée plutôt que déterritorialisée ; précaire plutôt que résiliente ; rurale et aquatique plutôt qu’urbaine » [3].
I. HISTOIRE ET TECHNIQUE DES CÂBLES
Le premier câble transatlantique télégraphique est déroulé le 19 juillet 1858 entre l’Angleterre et les États-Unis. La reine Victoria envoie un télégramme en morse au président américain de l’époque, James Buchanan, qui met 17 heures 2 minutes et 5 secondes à traverser l’Atlantique. Les deux souverains se congratulent et se félicitent de la communication entre nations, symbole selon eux des progrès de l’humanité. Les câbles sous-marins s’entourent dès leur origine d’un grand récit victorieux : la science travaille d’abord à l’invention de cette technique puis, par un grand effort tout aussi glorifié l’industrie entreprend la traversée pour déposer les câbles et relier les peuples. Une fois branchés, les câbles semblent permettre la communication sans coupures et la fraternité des peuples. Ce mythe installé, l’existence des câbles se fait ensuite discrète pour ne ressurgir qu’en cas de panne, ou de sabotage, tout en cachant la maintenance quotidienne qu’ils exigent. D’ailleurs, vingt-et-un jours après sa mise en œuvre, le premier câble grille suite à une surcharge électrique. Bien d’autres suivront pour le remplacer et accompagner l’extension des échanges.
La première génération de câbles sous-marins, du milieu du 19e au milieu du 20e siècle, est constituée de télégraphes qui suivent peu ou prou les routes et les contours des empires coloniaux. Les compagnies anglaises ont d’ailleurs dominé ce marché tout au long du 19e siècle, non seulement parce qu’elles maîtrisaient les aspects techniques du bon déroulé des câbles, mais parce qu’elles avaient la maîtrise impériale des routes et de la distribution des matériaux nécessaires (comme le caoutchouc alors utilisé pour les câbles après avoir été extrait des arbres de Malaisie). Vers les années 1950 arrive la seconde génération, les câbles « coaxiaux » dont la technologie permet de transporter plus de données et dans les deux sens. La nouvelle configuration géopolitique en fait des instruments stratégiques de la guerre froide qu’on entoure d’une protection et d’une paranoïa toujours plus élevées.
Dans les années 80 arrive la troisième génération de câbles avec la technologie de la fibre optique. On les pose encore plus ou moins sur les mêmes tracés mais au sein de structures économiques différentes : non plus les grandes compagnies de télécoms (comme AT&T, France Telecom, British Telecom, la compagnie nationale japonaise) qui s’associaient entre elles, mais des myriades d’investisseurs qui misent sur des câbles comme on parie sur une action en bourse. Le secteur accuse une baisse de régime conséquente vers la fin des années 2000 quand explose la bulle internet mais la pose de câbles reprend assez vite et nous vivons aujourd’hui une nouvelle période d’expansion massive dont les GAFAM sont les nouveaux acteurs. Tout au long de cette histoire, un fait marquant : derrière un secteur qui se prétend innovant et révolutionnaire, il faut en fait voir un profond conservatisme, à tous les niveaux. Géographiquement, les mêmes routes, ou presque, sont sans cesse réutilisées, renforçant les circuits de pouvoir déjà bien établis : les marges restent en marge et les centres se renforcent. Économiquement, les risques et les coûts sont tellement grands qu’on fait surtout confiance aux acteurs déjà bien implantés en reconduisant les recettes qui ont fait leurs preuves. Politiquement, ce sont évidemment les acteurs les plus puissants qui renforcent toujours plus leur pouvoir.
En 2021, il existe autour de 428 câbles au fond des mers et océans pour environ 1,3 millions de kilomètres de câbles. Le long des mêmes routes, si des robots remplacent en grande partie les plongeurs, l’industrie des câbles sous-marins mobilise des principes techniques similaires de 1858 à aujourd’hui. Des bateaux sondent les mers pour explorer les fonds et la trajectoire idéale. Un navire câblier prend la mer et déroule comme une pelote de laine le câble. En eau profonde, où le transport maritime courant ne risque pas d’atteindre les câbles, ils font autour de 17mm de diamètre, encapsulés dans une isolation en polyéthylène, du cuivre qui conduit les signaux électriques et plusieurs couches d’acier qui protègent la fibre optique. Le cœur de la fibre est logé à l’intérieur d’un tube d’acier de moins de 3mm, le tout n’est le plus souvent pas plus large qu’un « tuyau d’arrosage » [4]. Plus les câbles s’approchent des côtes, plus ils doivent être enterrés pour éviter qu’un quelconque bateau ne les atteigne. La pose du câble « amitié » a d’ailleurs été plusieurs fois reportée pour cause de mauvais temps, le dernier kilomètre étant une des étapes les plus cruciales.
Sans cuivre, les câbles ne pourraient pas fonctionner. La fibre optique est rapide et puissante mais elle ne permet pas le transport de données sur la longueur sans amplification électrique. Des répéteurs alimentés aux deux extrémités (on peut s’en procurer pour la modique somme d’un million d’euros par pièce) sont répartis tous les 80 kilomètres pour amplifier le signal lumineux grâce à l’électricité. Une station à chaque point d’ancrage module et maintient un voltage déterminé (jusqu’à 150kilovolts parfois). Les répéteurs sont construits pour fonctionner sans maintenance pendant environ 25 ans. Après cela, les câbles sont abandonnés au fond des eaux et en partie utilisés comme capteurs des mouvements sismiques et des potentiels tremblements de terre par des équipes de géologues. Les problèmes les plus courants sont les mêmes que pour les câbles terrestres : détérioration, sabotage et espionnage. S’il arrive parfois qu’un requin ne fasse qu’une bouchée des terabytes qui transitent dans les câbles, ce sont les navires de pêche qui sont la première cause d’accidents. Les câbles sont d’ailleurs généralement doublés pour maintenir le trafic en cas d’accidents. En 2011, une femme en Géorgie a interrompu une grande part du trafic internet arménien en déterrant deux câbles de fibre-optique [5]. Quand le problème est en pleine mer, des capteurs logés dans la fibre permettent de repérer l’emplacement de la panne. Un navire de maintenance s’y rend, un robot descend chercher le câble alors remonté par un crochet. Une portion de câble est installée pour à nouveau relier l’ensemble. Le ROV retourne au fond de l’eau, retrouve l’autre bout du câble et établit une jointure. Il utilise ensuite un jet d’eau à haute-pression pour enterrer le câble à environ 1,5m sous terre.
II. LES CÂBLES AUJOURD’HUI
Du 19e siècle à aujourd’hui, la mise en œuvre de chaque câble coûte des sommes considérables et exige savoir-faire et précision technique. La trajectoire géographique compte mais les fibres et les interfaces techniques de gestion du signal tout autant. Paradoxalement, pour des infrastructures à très grande échelle comme les câbles sous-marins, chaque détail compte et doit être sans faille. L’ensemble de ces contraintes construisent une forme d’inertie propre à cette infrastructure (nul ne remplace ni ne déroule aisément un câble) qui participe de sa stabilité et de sa croissance quasi-constante depuis 1858. Avec l’extension des volumes de données numériques consommées (via les smartphones, facebook, etc), les projets de câbles se multiplient. Dès les années 1990, plus de 108 860km de câbles ont été installés, ce qui dépasse de loin les kilomètres déployés au 19e siècle. Les câbles déployés sont de plus en plus rapides. Facebook a fait ajouter un brin de fibre à ses câbles, dont « Amitié », ce qui en grandit encore la capacité tout en bouleversant l’industrie qui les produit. Dans la gestion du trafic des données numériques, la latence est le temps nécessaire à un signal pour aller d’un terminal à l’autre et revenir. Les câbles actuels sont conçus pour réduire au maximum cette latence. Certains permettent le trading à très-haute fréquence pour lequel chaque millimètre de câble compte [6]. Le câble Hibernia Express, déployé en 2015, a besoin de 58,95 millisecondes pour transmettre un message de New York à Londres.
Pendant longtemps, les grandes compagnies nationales des télécommunications déroulaient des câbles. Depuis peu, les GAFAM sont les principaux acteurs du secteurs. Amazon, Microsoft et Google possèdent à eux trois environ 65% du marché du stockage cloud des données. En construisant des câbles, ils acquièrent également les ressources physiques du transport de données. « Aujourd’hui, le marché est peu à peu dominé par les GAFA, qui pourraient représenter 80 % de la bande passante transitant par les câbles sous-marins d’ici à 2 à 3 ans », expliquait Jean-Luc Vuillemin, le directeur Réseaux et Services Internationaux chez Orange, interrogé auprintemps 2019 par ZDNet. Google a investi dans pas moins dehttps://www.blog.google/products/go…13 câbles sous-marinsvia des consortiums. Facebook a annoncé le projet 2Africa, et d’autres câbles doivent relier l’Inde et la France. Facebook a également lancé le projet Bifrost (en partenariat avec des entreprises de télécommunication indonésiennes) pour relier par 15 000 km de câble en 2024 Singapour, l’Indonésie, les Philippines et la côte ouest américaine. Google construit pour 2022 le câble « Grace Hopper » entre New York, Bude en Angleterre et Bilbao en Espagne. Un autre câble Google, Equiano, doit relier le Portugal à l’Afrique du Sud. Les câbles Blue et Raman relient quand à eux la France et l’Italie à l’Inde en passant par l’Égypte et Israël.
Les enjeux économiques sont colossaux. Orange, qui hérite de la longue expérience technique de France Telecom en la matière, s’est positionné au nom de la France comme acteur majeur sur les câbles Amitié et Dunant. Ils viennent en même temps de lancer la construction d’un navire destiné à la maintenance de ce type de câbles [7]. On aurait tort pourtant de résumer le rôle central des GAFAM par l’arrivée des acteurs privés, qui s’opposeraient au monopole des États. La dérégulation des télécommunications a bel et bien décomposé les grands monopoles nationaux (avec la fin de France Telecom et d’AT&T aux États-Unis) mais ce déplacement des responsabilités et prérogatives n’a pas signifié la fin des règlements (la dérégulation se traduit in fine par beaucoup plus de législations et réglementations). On assiste moins à la fin du politique qu’à sa transformation. Dans l’histoire des télécommunications terrestres et sous-marines, analysée par Pierre Musso, ce dernier écrit :
« L’État doit montrer qu’il disparaît…, c’est-à-dire qu’il s’autoneutralise(…) À force de centraliser l’information, l’État avait fini par être mis en visibilité extrême. Il était devenu insupportable à la « société civile » et au « marché » réunis dans leur opposition antiétatique (…) car cela signifiait que l’État contrôlait les réseaux techniques de communication pour contrôler la société. Ce contrôle trop visible ne fonctionnant plus, l’État a dû inventer sa neutralisation apparente. La communication antiétatiste a pour fonction symbolique de faire advenir la communication libre et autorégulée. Cette libération fait consensus, car elle crée un lieu de communion des politiques pour célébrer leur propre autoneutralisation symbolique, en cédant la place à des instances tierces, dîtes de régulation » [8].
Aujourd’hui, dans la même perspective, les acteurs privés que sont les GAFAM et Orange continuent par d’autres moyens la mise en œuvre hautement stratégique des réseaux de communications. Vitesse et haut débit des connexions internet dépendent de gigantesques investissements dans des infrastructures techniques stables, massives et immobiles. Les GAFAM sont en même temps les acteurs directs d’une guerre sous-jacente entre les puissances nationales [9]. Le secrétaire d’état américain a multiplié ces dernières années les déclarations annonçant l’urgence de sécuriser les câbles sous-marins et l’internet mondial de toute potentielle surveillance par la Chine. En 2019, Facebook et Google comptaient dérouler un câble entre Hong-Kong et d’autres pays en Asie. Le gouvernement américain a aussitôt déclaré qu’un ancrage à Hong-Kong exposerait les flux de données à la surveillance chinoise. Le projet a été aussitôt abandonné et modifié pour ne plus atterrir à Hong-Kong. Ce genre de décisions se multiplient. Tout comme les États-Unis multiplient les pressions pour évacuer Huawei de la 5G, ils s’efforcent d’interdire la participation d’entreprises chinoises à la construction des câbles sous-marins.
La menace d’espionnage est pour cela brandie, quand bien même elle est partagée. En 2013, les documents révélés par Edward Snowden montraient que les services secrets britanniques du GCHQ écoutaient en permanence les transmissions internet et téléphoniques d’environ 200 câbles sous-marins [10]. D’autres documents témoignaient des mêmes pratiques du côté de la NSA américaine. À l’été 2019, un accident dans un sous-marin nucléaire russe [11] avait à ce titre attiré l’attention des États-Unis. Le gouvernement américain avait à l’époque déclaré suspecter ce sous-marin d’avoir pour mission secrète d’espionner voire de couper les câbles sous-marins d’internet. Ces guerres d’influence et les menaces d’espionnage ne sont pas nouvelles et propres au numérique. Elles existent depuis qu’existent les câbles sous-marins, dès l’époque du télégraphe et de la première guerre mondiale. L’affrontement actuel entre la Chine et les États-Unis en est une autre étape. Ces paranoïas étatiques, qui s’accusent les unes les autres, montrent combien ces infrastructures sont les moyens d’une hégémonie politique et économique sur la circulation et la valorisation des données numériques.
III. L’HÉGÉMONIE DÉROULÉ PAR LE FOND OU « LE HARDWARE DU NOUVEL IMPÉRIALISME »
Les câbles ne sont jamais seulement des rouleaux de fibre optique qui reposent au fond des mers. Ils incorporent des enjeux économiques et politiques considérables. Au 19e puis début 20e, les câbles sous-marins ont repris et prolongé les réseaux de l’empire colonial. Ils sont d’emblée perçus et compris comme des moyens de stabiliser et sécuriser l’emprise politique des souverainetés nationales sur la circulation des informations. Comme l’écrit Alex Nalbach, les câbles sont « le hardware, [la matérialité] du nouvel impérialisme » [12]. Facebook n’appelle pas pour rien son câble France-Amérique « Amitié » pendant que Google convoque la Croix-Rouge avec Dunant [13], les GAFAM et leurs câbles se présentent comme les armes du bien. Mais si ces infrastructures ne visent que le Bien et la communauté entre les peuples, comment expliquer leur tendance permanente à se cacher ? On ne répétera jamais assez combien la communication, toujours brandie comme instrument de libération, est avant tout un instrument de pouvoir. Et comme tout pouvoir, il gagne à rester au maximum invisible. C’est en ce sens que l’on peut dire que « le pouvoir est dans les infrastructures » : il trouve en elles à la fois discrétion et efficacité. Discrétion car elles s’effacent derrière les flux quotidiens ; efficacité car de telles installations configurent les conditions de possibilité même de l’expérience, de la communication et finalement de l’action humaine. Comme l’écrit Susan Leigh Star, une infrastructure est « par définition invisible, à l’arrière plan d’autres activités » [14].
L’industrie des câbles sous-marins a d’autant plus été « choisie » que, par rapport à la communication radio, la transmission par les fonds marins est bien plus fiable et moins sujette aux interruptions face aux intempéries accidentelles, météorologiques ou volontaires. L’émergence de la radio dans les années 1920-1930 n’a donc pas remis en cause les câbles télégraphiques et en 1928, une « Imperial Wireless and Cable Conference » a même décidé explicitement de conserver les câbles sous-marins pour ces raisons de sécurité. On retrouvera exactement le même dilemme et la même décision à l’arrivée des satellites : très coûteux, incertains et moins efficaces pour véhiculer rapidement l’information sur de longues distances, ils ne remplaceront jamais les câbles sous-marins. Facebook annonçait il y a peu des projets de drone à énergie solaire, Aquila [15], pour déployer internet par le ciel en Inde et en Afrique. Ce type de perspective spectaculaire, bien plus vulnérable et faible (en termes de volumes et vitesse de circulation des données) s’effondre devant la robustesse et l’expérience de l’industrie des câbles sous-marins. Malgré le temps et le travail massif de planification, de financement et de construction qu’il exige, le déroulé des câbles continue d’occuper un rôle central. De plus, la multiplication des moyens de communication est aussi un gage de sécurité : les différentes technologies ont alors plutôt vocation à se compléter qu’à se remplacer ou se faire concurrence.
Si la plupart du temps, les infrastructures cherchent à se couler dans le paysage, cette invisibilité relative alterne avec des moments de publicité plus ou moins forte [16]. Avec l’implantation du câble à Bordeaux, le long d’une nouvelle trajectoire, Orange annonce avec fierté vouloir faire de Bordeaux un nœud central du réseau : « Nous étions en attente d’un super câble transatlantique qui n’atterrisse pas sur les lieux traditionnels comme la Bretagne ou la Manche. Bordeaux a beaucoup d’avantages, en particulier celui d’être proche de l’Espagne, et de se connecter assez facilement vers l’axe Marseille avec les câbles de la Méditerranée » [17]. Médiatisé, le câble est pour autant enterré 20 mètres sous les dunes. Il serait ainsi écologique, son installation a été pensée pour minimiser l’impact sur l’écologie des fonds marins et les forêts autour de son point d’ancrage. Ce vernis sur une infrastructure à grande échelle est d’autant plus pratique qu’il rencontre les exigences de sécurité et de discrétion propres à cette industrie. Enterrer les câbles avec précaution, c’est les protéger de tout sabotage éventuel et d’éventuelles catastrophes naturelles. Leur installation est publicisée mais il s’agit de ne pas trop les montrer, de les garder sous la terre ferme et loin des yeux.
Dans son livre The Undersea Network Nicole Starosielski parle des stratégies « d’insulation » qui se déploient autour des câbles. Elle désigne par ce terme les techniques d’isolation des câbles par la fabrique de l’espace qui les reçoit comme une surface fluide et sans accroches. L’enfouissement des câbles, la discrétion des stations d’arrivée, l’invisibilité relative de ces infrastructures dans l’espace public (en dehors des moments d’annonce de leur mise en œuvre), tous les moyens sont bons pour chercher à maintenir ces infrastructures dans un espace indépendant, autonome des relations et des milieux dans lesquels ils se posent. Cette isolation s’appuie en même temps sur des stratégies d’interconnexions, qui sur le plan technique se traduisent par les grandes précautions investies pour l’accueil du câble dans de discrets data-centers (aux très hautes exigences d’alimentation et de consommation électriques) et sur le plan politique par des discours qui célèbrent abstraitement la communication des peuples et des nations. Ces deux moments, qui alternent entre publicité et enfouissement, sont des manières de réduire les chances de perturbation et de minimiser, autant que possible, tant les coûts de mise en œuvre politique que ceux de leur maintenance technique.
La communication serait établie, la France et les États-Unis seraient enfin « liées ». Cette présentation des câbles obscurcit aussi bien la maintenance continuelle qu’ils exigent que le monopole numérique qu’ils garantissent à Google et Facebook. Chaque câble est un investissement écologique en termes des métaux rares et lourds nécessaires à leur construction et en raison de l’électricité qu’ils exigent. Le coût économique tout aussi considérable permet et exige une extension de la consommation de données. En ceci, chaque câble dépose au fond des mers une partie de l’avenir d’Internet et de ceux qui veulent y maintenir leur emprise. Dans le prolongement de cette logique, les accès à Internet sont de plus en plus configurés à travers des formes d’encapsulation dans des interfaces cloisonnées, selon des modalités soigneusement choisies par Google, Facebook et consorts. Depuis déjà quelques années, les protocoles dits propriétaires se multiplient, de sorte qu’un utilisateur de zoom ne peut parler avec un usager de skype, qu’un utilisateur de facebook accède par ce biais à internet sans sortir de la plateforme, qu’une appli ne communique pas avec une autre. Les données restent ainsi dans des tuyaux bien définis et exploitables. Les GAFAM s’assurent ainsi par les câbles comme par leurs interfaces logicielles des formes d’emprises sur les accès et les données d’Internet.
Ce réseau, considéré à ses débuts comme décentralisé et ouvert, neutre par principe, devient de plus en plus explicitement maitrisé. Facebook impose par son câble une amitié dont il maitrise la forme, le contenu et les profits de bout en bout. Abordée d’un bloc, la puissance de cette industrie est trop grande et expérimentée pour échouer. Cependant, peu de choses ont encore été essayé à partir de leur inscription locale sur telle ou telle plage. Chaque câble est accompagné d’ajustements locaux, d’une multiplicité de décisions et circonstances qui introduisent des formes de fragilités et d’incertitudes. Nous ne faisons ici qu’en esquisser les grandes lignes de l’industrie des câbles pour inviter à d’autres enquêtes et d’autres textes sur ce soubassement mondial d’Internet. En commençant par déterrer les câbles de la symbolique qui cherche à les faire oublier, en discutant le coût et la maintenance qu’ils exigent continuellement, on peut espérer commencer à rendre plus difficile le déroulé des connexions qu’ils promettent.
[1] Cf. https://www.frenchtechbordeaux.com/data-center-pourquoi-larrivee-dequinix-a-bordeaux-est-strategique/
[2] « It is by looking down, rather than up to the sky, that we can best see today’s network infrastructure. »
[3] « In the process, the book develops a view of global cable infrastructure that is counterintuitive yet complementary to the popular understanding of networking. It is wired rather than wireless ; semicentralized rather than distributed ; territorially entrenched rather than deterritorialized ; precarious rather than resilient ; and rural and aquatic rather than urban. »
[4] Pour citer Orange, cf. https://www.youtube.com/watch?v=j07V-P7-MBo&feature=emb_title.
[5] Cf. https://www.theguardian.com/world/2011/apr/06/georgian-woman-cuts-web-access.
[6] Sur cet aspect, les ouvrages d’Alexandre Laumonier aux éditions Zones sensibles sont particulièrement importants : http://www.zones-sensibles.org/livres/6-5/
[7] Cf. https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/cables-sous-marins-orange-investit-50-millions-dans-un-nouveau-navire-20201202)
[8] Pierre Musso, Télécommunications et philosophies de réseaux, la postérité paradoxale de Saint-Simon, PUF, 1997.
[9] Cf. https://www.wsj.com/articles/trans-pacific-tensions-threaten-u-s-data-link-to-china-11566991801
[10] Cf. https://www.theguardian.com/uk/2013/jun/21/gchq-cables-secret-world-communications-nsa
[11] Cf. https://www.abc.net.au/news/2019-07-03/russia-submarine-fire-kills-14-losharik-nuclear-vladimir-putin/11273188
[12] Cité par Nicole Starosielski, The Undersea Network, voir note 18.
[13] En l’honneur d’Henry Dunant, fondateur suisse de la Croix Rouge en 1864.
[14] Citée par Nicole Starosielski : « As Susan Leigh Star observes, infrastructure “is by definition invisible, part of the background of other kinds of work’’. »
[15] cf. https://www.linternaute.com/hightech/magazine/1790220-ces-projets-futuristes-abandonnes-par-les-geants-de-la-high-tech/1790230-drone-facebook-aquila
[16] Sur ce spectre entre visibilité et invisibilité des infrastructures : Brian Larkin, the poetics and politics of infrastructures, https://www.annualreviews.org/doi/abs/10.1146/annurev-anthro-092412-155522.
[17] Cf. https://www.orange.com/fr/newsroom/communiques/2021/orange-annonce-latterrissement-dun-nouveau-cable-sous-marin
Originaux: lundi.am