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Ce triste mercredi brille – Mary Dorsan

Mary Dorsan est soignante en psychiatrie et écrivain, elle a notamment publié Le présent infini s’arrête, Une passion pour le Y et Rencontrer Darius aux éditions POL. Dans ce texte, elle raconte un voyage à Saint-Etienne-du-Rouvray près de Rouen pour soutenir un infirmier en lutte qui passe en conseil de discipline pour avoir rendue publique une note interne de sa hiérarchie qui commandait aux soignants de ne pas donner de masques aux patients et pour avoir insulter sur les réseaux sociaux la dite hiérarchie.

Nous arrivons, il est huit heures du matin, nous voyons la flèche noire de la cathédrale dressée contre l’air bleu de l’été, la ville aux vieilles rues resplendit, tout autour : le merveilleux vert des arbres, nous entrons dans le tunnel, ressortons du tunnel, le train entre en gare, c’est donc Rouen. Nous descendons du wagon, luttons avec une machine pour obtenir un ticket, prenons précipitamment le métro, apercevons le fleuve scintillant, prenons un taxi, passons les grilles, stationnons à l’accueil, redémarrons, repérons vite l’attroupement, les banderoles et les drapeaux. Les blouses blanches et les blouses noires.

Ce triste mercredi brille.

Ce mercredi brille tristement parce qu’un infirmier passe en commission de discipline. Pas n’importe quel infirmier et pas pour n’importe quelle raison. Cet infirmier, P., a soutenu, deux ans plus tôt, un mouvement de grève de la faim entrepris par huit agents du Centre Hospitalier du Rouvray. Elle dura dix-huit jours. Ils dénonçaient les conditions de prise en charge des patients de cet hôpital, hôpital public qui ressemble à tant d’autres où les soignants désespèrent de ne pourvoir prodiguer des soins relationnels de qualité auprès des malades les plus vulnérables. Ces soignants protestent contre les politiques d’austérité, de longues années de restrictions budgétaires. Ils réclament avant tout les effectifs et le temps nécessaires à l’écoute attentive et sincère des patients hospitalisés en psychiatrie.

Deux ans plus tard survient le triste virus.

Il y a les images à la télévision, ce qui se passe en Italie, des églises remplies de cercueils, des véhicules de l’armée qui évacuent les défunts vers d’autres régions. Ce qui se passe ailleurs. Des cadavres abandonnés à la rue en Equateur, des cercueils en carton, des cimetières dans les champs, on creuse des trous dans les champs, avec une pelle. Ce sont les images de la télévision. Les images qu’on peut voir sur les réseaux sociaux. Les photos dans les journaux. Il y a aussi le décompte des morts.

Partout où il y a des services de réanimations, ceux-ci sont submergés. Les équipes supplient :

« Restez chez vous ! ». Il y a pénurie de masques. Soignants et patients manquent de masques. Au Rouvray comme ailleurs. La direction, vraisemblablement à l’abri en télétravail, panique et diffuse une note de service (non signée). Il y a des consignes. On doit confiner les patients en chambre mais on ne doit pas les masquer, parce que (dit la note) les patients toucheraient le masque de façon inappropriée, disséminant ainsi le virus. Ce n’est pas tout. On enjoint les soignants à faire sécher leur masque dès qu’il est humide. Afin de le réutiliser.

P. et son collègue T., également infirmier et lui gréviste de la faim deux ans plus tôt durant dix-huit jours, s’énervent, ils partagent la note sur les réseaux sociaux, injurient la direction en ligne. Ils ne nient pas leurs actes. Ils les reconnaissent.

Ils en conviennent : « L’idéal tombe en poudre au toucher du réel » (Victor Hugo).

En mai et juin 2018, on les aidait, la ville se mobilisait, des hommes politiques les écoutaient, se déplaçaient jusqu’en banlieue rouennaise pour les soutenir dans leur lutte médiatisée. On se ralliait à eux sans hésitation. Ils obtenaient gain de cause. Pourtant les promesses n’étaient pas tenues. On les oubliait. Parmi la petite foule debout ou assise sur la pelouse, une infirmière retraitée me montre les photos prises à l’époque, sur son téléphone portable. Cette retraitée n’a pas oublié.

En mars et avril 2020, on s’est souvenu que les soignants et autres « premiers de corvée » existaient. Depuis sa fenêtre, depuis son balcon, depuis son jardin, on applaudissait. Sans savoir exactement ce qui se tramait derrière les murs. Des commerces, des hôpitaux, des EPHAD.

Il est neuf heures du matin, P. s’avance sous le soleil dorant la pelouse, la petite foule applaudit, nous sommes cent, nous applaudissons, nous sommes cent, nous le soutenons, il entre dans le bâtiment de la direction.

Il est midi sous le soleil, P. n’est pas ressorti du bâtiment. Je ne comprends pas. Un conseil de discipline peut durer plus de trois heures, je l’apprends. Il n’y avait pas assez de masques, mais après la crise sanitaire, on peut tout de même passer plus de trois heures sur un conseil de discipline. Alors qu’un infirmier ne dispose pas de suffisamment de temps pour expliquer à un patient pourquoi, à son entrée dans un service « intra », on lui prend son téléphone, ses cigarettes, son briquet, son déodorant, ses rasoirs, sa ceinture, ses vêtements. Pourquoi il devra enfiler un pyjama bleu. On manque de temps et d’effectifs pour organiser, animer des ateliers, des sorties. Cependant une direction d’hôpital peut passer plus de trois à heures à statuer sur le sort d’un infirmier. D’un infirmier comme P. ou comme T. tellement engagé qu’il a été prêt à mettre sa santé en danger pour autrui.

Il est midi passé sous le soleil, nous avons un train à reprendre, pour Paris, à 13h56.

La semaine prochaine, nous reviendrons. Pour T., gréviste de la faim. Cette fois, la commission de discipline commencera à 14h. Le train entrera en gare à 11h46, nous reverrons la flèche noire dressée contre le ciel, la ville aux vieilles rues entourée de forêt, le tunnel, le fleuve scintillant, les grilles de l’hôpital, les banderoles, les drapeaux, la pelouse. Les blouses blanches et les blouses noires. Nous reprendrons le train du retour à 18h11. Mais est-ce que T. sera ressorti du bâtiment de la direction avant que nous ne devions repartir en direction de la flèche noire, pour reprendre le TER ?

Ce triste mercredi brille.

Nous ne savons pas mieux l’écrire : « Lorsque les crimes commencent à s’accumuler, ils deviennent invisibles. Lorsque les souffrances deviennent insupportables, les cris ne sont plus entendus. Les cris, aussi, tombent comme la pluie en été » (Bertolt Brecht).

Mercredi 24 juin 2020

Originaux: paru dans lundimatin #249, le 29 juin 2020