D’où viennent les QR-code, ces symboles mystérieux, qu’aucun d’entre nous ne pourrait déchiffrer sans l’aide d’une « douchette » et qui sont devenus le signe de notre modernité commerciale et connectée ? Après le parcours qui nous menait de la cybernétique à l’informatique ubiquitaire il y a deux semaines, voici le deuxième épisode de notre nouvelle rubrique cyber-philo-technique, à laquelle nous trouverons bientôt un nom qui se respecte. L’article d’aujourd’hui retrace l’histoire du code-barre et du QR-code, ces petites inventions largement répandues qui permettent d’identifier les marchandises et les humains. Avant d’être un outil de vérification des pass-sanitaire, les QR-codes doivent être resitués dans la longue histoire de l’industrialisation, des flux du commerce mondialisé et surtout de leur contrôle, qui lui-même répond aux mutations du capitalisme dans son ensemble.
Le QR-Code est devenu l’un des symboles du monde smart. Du pass-sanitaire aux panneaux publicitaires, en passant par les cartes de restaurants et les cartels d’exposition, la banalité même de son usage acte l’emprise qu’exercent les technologies numériques. Carré de surfaces noires sur fond blanc, encadré de trois carrés noirs, le « code à réponse rapide » [QR] se distingue du code-barres par ses deux dimensions et a pour proche parent la puce RFID des paiements sans contacts. Son histoire, que ce texte se propose de retracer, est indissociable de celle du code-barres. Elle s’inscrit dans la grande histoire des relations qu’entretiennent l’informatique et l’industrie, lesquelles déterminent le rôle croissant de l’identification informatique dans la circulation des marchandises et des humains. Usines, logistique et bases de données sont les grands personnages de l’extension prodigieuse de l’informatique au tournant des années 1970-1980 jusqu’à aujourd’hui.
1. L’INVENTION ET L’EXTENSION DU CODE-BARRES.
« Vous voulez dire qu’il existait autrefois un monde sans code-barres ? »
Dans leur histoire de l’informatique « ubiquitaire », Geneviève Bell et Paul Dourish parlent des « lendemains au goût d’hier » [« yesterday’s tomorrows »] pour désigner la façon dont la focalisation sur les promesses grandiloquentes des technologies futures tend à masquer l’emprise de celles qui sont déjà bien installées. Certes, le QR-Code est plus prosaïque que les rêves d’un monde interactif promis par Mark Weiser, ou que le metaverse annoncé par Mark Zuckerberg [1]. Or c’est précisément la simplicité apparente de cette technologie et le fait qu’elle soit à portée de main qui lui permet « de se fondre dans le décor à une vitesse ahurissante [2] ». En un sens, un code-barres ou un QR-code fonctionnent à la façon d’une infrastructure [3] : quelque chose d’imperceptible dans la plupart des cas, dont on dépend sans avoir à y penser et qui nous met en capacité de faire quelque chose, tout en déterminant la forme des actions et usages qu’elle rend possible. Si rien ne semble plus anodin que le code-barres qui figure sur presque toutes les marchandises du monde, l’introduction de cette représentation d’une donnée numérique ou alphanumérique, sous la forme d’une alternance de barres et d’espaces dont l’épaisseur varie a joué un rôle déterminant dans l’accélération de l’informatisation.
Avant les code-barres, il n’existait pas de systèmes de capture automatique de l’information sur les produits vendus. Les caissiers entraient manuellement sur des caisses enregistreuses mécaniques le prix de chaque produit vendu, prix qu’ils devaient connaître par cœur ou étiqueter manuellement. Pour leur part, les responsables des magasins devaient constamment évaluer et suivre l’approvisionnement des étagères sans données accessibles produit par produit. En 1952, deux ingénieurs, Bernard Silver et Norman Joseph Woodland (auparavant assistant dans le cadre du projet Manhattan qui développa la bombe atomique), s’inspirèrent du code Morse pour résoudre ce problème : des points et des barres qui se succèdent pour transmettre une information. Ils inventèrent ainsi le code-barres, c’est-à-dire un code capable d’agir comme médiation entre la matérialité d’un objet et son identité virtuelle localisée dans une base de données numérique. Il fabrique un lien entre le digital et le physique, entre l’informatique et la circulation des marchandises.
À l’époque cependant, leur code exigeait pour être décrypté une lampe à incandescence de 500 watts. Elle chauffait très fortement, brûlant parfois le papier comme la pupille humaine, au plus loin des technologies smart. Le décryptage exigeait en outre un vaste équipement matériel de calcul impossible à déployer massivement et à moindre coût. Leur invention resta donc d’abord sans débouchés [4], mais ils en déposèrent le brevet aussitôt racheté par la Radio Corporation of America (RCA). Tout comme une voiture ne va nulle part sans l’infrastructure routière qui l’accompagne, un objet technique n’existe qu’avec son milieu associé [5] qui le conditionne et qu’il conditionne en retour. Il faudra encore vingt ans et de nouvelles innovations pour que le code-barres devienne effectif.
En mai 1960, Theodore Maiman invente le laser, acronyme pour « amplification de la lumière par émission stimulée de rayonnement », lequel permet une émission lumineuse cohérente et directionnelle. Cette lumière rouge, que nous connaissons à travers les douchettes, va rapidement s’associer aux code-barres. Dans la décennie suivante, la RCA continue les recherches pour automatiser et accélérer les encaissements des épiceries. Au même moment, d’autres laboratoires mènent des recherches équivalentes pour suivre la circulation des trains de marchandises [6]. À Cincinnati, le 3 juillet 1972, soit vingt ans après l’invention de Woodland et Silver, un code-barres circulaire est testé dans un Kroger Kenwood Plaza pendant 18 mois : l’expérience vise à comparer le volume des ventes avec d’autres magasins de la même enseigne. Si les résultats sont probants en termes de gain de temps la matérialité du code pose d’importants problèmes : le cercle choisi est grand, s’imprime avec difficultés, l’encre coule et rend illisible le code-barres. Georges Laurer, ingénieur chez IBM, trouve la solution en adoptant une forme rectangulaire, également lisible par scanner laser. Le premier test de ce nouveau code-barres a lieu à Troy dans l’Ohio le 26 juin 1974 et a pour objet une boîte de chewing-gum. L’ensemble de ces tests bénéficie d’une autre invention décisive alors en pleine extension : les circuits imprimés, fondement de toute la micro-informatique. Ces circuits permettent d’imaginer déployer des systèmes informatiques dans l’ensemble des magasins. Il fallait néanmoins compter sur des millions de dollars d’investissement en équipements de lecture et en centre de traitement des données collectées.
Les industriels craignent donc fortement une situation dans laquelle chaque magasin choisirait son modèle de code. Ils vont donc aussitôt organiser la constitution d’un modèle unique et son imposition dès l’usine pour rembourser leurs investissements en gardant la main sur le format des codes. Georges Laurer va imposer à cette fin la norme Universal Product Code (UPC) avant de l’améliorer en gencod EAN, deux standards internationaux encore en vigueur aujourd’hui et massivement utilisés. Entre 1972 et la fin des années 1980, les code-barres standardisés s’imposent sur toutes les marchandises du monde. C’est une des caractéristiques essentielles du succès des technologies informatiques : leur standardisation qui structure les possibilités d’agrégation et d’usages. La formalisation et unicité du code-barres a permis sa généralisation, tout comme le protocole TCP/IP régit aujourd’hui Internet.
Le code-barres est un double jackpot économique dès que toutes les conditions sont réunies. Il accélère jusqu’à aujourd’hui tous les passages en caisse et l’inventaire des rayonnages, augmentant la productivité du travail. Il rend surtout possible l’extraction automatique de l’information sur les marchandises vendues ou non. Les données collectées vont ensuite susciter et nourrir des enquêtes sur les marchés, les goûts et préférences des consommateurs. Ces enquêtes serviront ensuite à guider en retour les décisions au niveau de la production industrielle. Au départ, les code-barres n’ont fait qu’accélérer le passage en caisse, car peu de produits arrivaient déjà étiquetés. Dès que cela fut réglé en amont, les données extraites de la lecture des code-barres vont inaugurer la gestion des stocks à grande échelle. L’analyse ne s’effectue plus dans chaque magasin par les managers locaux, « main visible » de l’économie [7], mais se trouve délocalisée dans des bases de données possédées par la direction. Elles sont détachées de leur emplacement géographique pour être traitées et analysées en comparant les résultats de plusieurs magasins, en fonction des heures, des jours, des emplacements, etc., à la façon des volumes de données massives aujourd’hui. Les responsables des magasins deviennent de simples exécutants, invités à se reconvertir dans le team-building enthousiaste des employés ou à renforcer « l’expérience client ». Ce processus va prendre plusieurs années et dépendre notamment du moment où les code-barres seront imprimés sur les produits dès leur fabrication en usine. Dès ce seuil atteint, les code-barres sont omniprésents.
L’exemple du code-barres montre combien l’informatique met en jeu le grand nombre (la population) et des calculs statistiques à grande échelle pour établir des comparaisons, des récurrences et des modélisations. « L’intelligence » des circulations – l’équilibre entre distribution de l’équipement matériel et centralisation du traitement des données virtuelles – est également dès l’origine monopolisée par les directions, tout comme aujourd’hui quelques géants d’Internet concentrent l’essentiel du trafic des données. L’introduction du code-barres va par exemple permettre de changer les prix automatiquement ou de multiplier les « soldes » à grande échelle et indépendamment des décisions locales. Le code-barres s’accompagne en outre du ticket de caisse, qui indique le nom des produits et le prix payé pour chaque marchandise, ouvrant à la possibilité de comparaisons du côté des clients, anticipées et prises en compte par les commerces. Au départ, et à la différence du QR-code, les données enregistrées par le code-barres ne sont pas individualisées. Elles le seront progressivement, notamment par le développement de cartes de fidélité qui permettront d’affiner les analyses avec des données rattachables à des clients individuels. Fidélité, profils et traçabilité appartiennent à la même logique. Schématiquement, on peut dire que dans la période analogique et ses caisses mécaniques, les employés devaient personnaliser le service pour satisfaire chaque individu.
Avec le numérique et ses caisses automatiques, la personnalisation nourrit immédiatement la satisfaction des masses, suivant la même logique que les algorithmes de Facebook aujourd’hui.
Le code-barres a donc eu un rôle déterminant dans la construction de l’unité d’un processus, de la production à la circulation jusqu’à la vente des marchandises. Si une telle unité existait auparavant, c’est l’informatisation qui en a assuré la lisibilité et en fait une source de profits tout en construisant une capacité d’adaptation et de modification inégalée. Un bref détour par l’industrie automobile de Ford à Toyota éclaire une autre étape de ce processus. C’est en 1994, dans une filiale de Toyota, que le QR-Code fut inventé à des fins logistiques.
2. DU FORDISME À LA RÉVOLUTION LOGISTIQUE.
« Tout le monde s’efforce de supprimer la nécessité de l’adresse dans tous les emplois de la main-d’œuvre » (Henry Ford, ma vie, mon œuvre)
Peu d’industriels ont eu autant d’impacts contre le mouvement ouvrier qu’Henry Ford et ses usines de production automobile. Henry Ford (1863-1947) est le premier à appliquer à grande échelle les principes de « l’organisation scientifique du travail » définis par l’ingénieur Frederick W. Taylor (1856-1915). Ce dernier consacra toute sa vie à redéfinir l’organisation du travail pour détruire la « flânerie » ouvrière et neutraliser la maîtrise relative que l’ouvrier de métier possédait encore sur son travail. L’organisation scientifique du travail, c’est la contre-insurrection en marche contre tout pouvoir ouvrier. Frederick W. Taylor, qui discutera directement avec Henry Ford, est l’artisan du travail à la chaîne en tant que manière de parcelliser et de déspécialiser les tâches, de chronométrer chaque action et ainsi imposer un rythme dûment planifié par des cadres-ingénieurs. Le « métier » n’est pas seulement contourné par la machine, mais se voit détruit en tant que tel par l’organisation de l’usine. Henry Ford en appliquant ces principes inaugure la production et la consommation de masse.
L’alliance entre la fragmentation du travail à la chaîne et la concentration dans de vastes usines favorise des économies d’échelle permettant de produire à bas prix des voitures en quantités massives. Peu de modèles sont produits par an, distingués par quelques détails en fonction de la catégorie sociale ciblée. À la sortie des usines, les voitures sont acheminées vers les revendeurs qui ont ensuite à charge d’écouler les produits, quitte à les stocker en attendant si les ventes baissent. Dans ce système fordiste, les produits sont presque identiques et pensés en fonction des grandes macro-catégories statistiques (homme, femme, famille de cadres, etc.). Leur distribution s’accompagne de logiques de planification économique à grande échelle.
« Il faut le répéter, la question est : quoi faire pour élever la productivité quand les quantités n’augmentent pas ? » (Taiichi Ohno, le système Toyota, p.27.)
Les crises pétrolières et la baisse de la croissance mettent à mal le compromis fordiste. Sur le plan politique, le long mai rampant dans les usines Fiat d’Italie et dans un grand nombre d’usines à travers le monde, dont celles de Ford à Detroit, menace la domination du travail à la chaîne [8]. Capitalistes et industriels mettent en œuvre une vaste contre-insurrection, qui s’invente en partie au Japon dans l’organisation industrielle des usines Toyota par l’ingénieur Taiichi Ohno, autre grand maître d’œuvre de l’organisation scientifique du travail. À la différence du modèle fordiste, la chaîne de montage est transformée en unités de petites équipes aux tâches distinctes, mais flexibles. Le « toyotisme » va chercher à produire en série restreinte des produits différenciés et variés. L’approche initiée par Ohno se fonde sur une spécialisation flexible (c’est-à-dire adaptable et modifiable) plutôt que sur de vastes économies d’échelles. De plus, le contrôle de la qualité s’effectue sur chaque pièce de la mécanique et en permanence d’un bout à l’autre de la chaîne. Ses acteurs doivent être intégrés au processus, devant valider chaque étape tout en étant constamment surveillés, de manière à ce que toute faute soit localisée, identifiée et sanctionnée.
Le cœur de cette méthode, son principe fondamental, est selon Ohno « de produire juste ce qui est nécessaire et de le faire juste à temps » [9]. La méthode Toyota, c’est la production à stock zéro : l’invention de la production à flux tendu. Cependant, le stock zéro n’est qu’un résultat de la méthode sans en être l’objectif en soi. Un surstock de produits ou invendus n’est pour Ohno que l’indice d’un problème, une erreur à corriger face à laquelle toute la chaîne doit être revue, quitte à changer la marchandise produite en bout de ligne en fonction des demandes. Dans ce système, orienté vers du « juste à temps », la production industrielle et sa distribution suppose une coordination constante de la tête des firmes vers l’ensemble des sous-traitants, des fournisseurs en amont de la chaîne aux revendeurs à l’autre bout. La parcellisation en petites équipes de la chaîne de montage va se traduire en dehors de l’usine par l’appel à des sous-traitants, soumis comme les ouvriers de Toyota à la même pression de qualité et de réponse rapide en fonction des commandes. L’organisation du travail se donne des capacités d’adaptation à la fluctuation des marchés économiques et leurs incertitudes. La pression au travail, dont témoigne par exemple le livre de Kamata Satoshi « Toyota, l’usine du désespoir [10] », est toujours aussi grande, mais ces grands principes de fonctionnement ont changé.
Le renversement au sein des usines Toyota témoigne d’un basculement qui déborde les murs de l’usine, tout comme l’informatique déborde des ordinateurs et leurs écrans. Le changement est aussi un exemple de l’application des logiques cybernétiques de rétroaction. Quand la vente d’un produit sur l’étagère d’une épicerie détermine en retour sa fabrication à l’usine, l’information en sortie du processus est réintroduite au départ pour effectuer la même trajectoire tout en la modifiant. La capacité d’adaptation permanente du processus d’ensemble fonctionne sur cette base. Chez Toyota et ailleurs, l’ensemble du commerce capitaliste se dote ainsi de nouvelles méthodes qui dépendent des possibilités du calcul informatique. L’historien James Beniger dans « The Control Revolution [11] » montre que la plupart des grandes technologies inventées au XIXe siècle (le téléphone, le chemin de fer, la radio, la publicité, etc.) cherchent à répondre à une crise du contrôle sur les flux d’informations. L’informatique concerne dans la même perspective l’ensemble des activités qui transportent ou supportent de l’information. Elle colonise peu à peu « l’ensemble des macro-systèmes techniques, fondés sur le réseau et la logistique (contrôle des flottes aériennes, terrestres, maritimes et des flux [12]) ». Se faisant, l’informatisation prend une certaine forme et transforme l’organisation qui la soutient, logique technique et sociétale s’entremêlent [13].
La révolution logistique ou « La guerre continuée par d’autres moyens, par les moyens du commerce » [14]
Tout comme le code-barres inventé en 1952, le système Toyota va mettre presque 20 ans à s’appliquer au Japon face à la résistance ouvrière et le temps nécessaire à l’extension des moyens informatiques de sa mise en œuvre. Il s’inscrit dans un tournant dans lequel la logistique occupe un rôle central qui occupera toutes les années 1980-1990. Jasper Bernes, du collectif End Notes, désigne la logistique comme un projet de « cartographie cognitive » du capital, un moyen de rendre tangible les chaînes d’approvisionnement transnationales toujours plus complexes et abstraites. En parallèle de la financiarisation des profits au même moment, de nouvelles manières de modéliser les données, de visualiser les circuits de distribution rendent perceptibles et donc modifiables des circulations, toujours plus nombreuses et plus difficiles à suivre. Au départ simple moyen, la logistique est ensuite devenue une science en soi [15].
Les chaînes d’approvisionnements capitalistes actuelles ne se caractérisent pas seulement par leur extension mondiale et l’incroyable vitesse de circulation des marchandises, mais aussi par l’intégration directe qu’elles réalisent des espaces d’usinage et des lieux de ventes, par leur harmonisation des rythmes de production et de consommation en un processus unique. La centralité et la vitesse de la logistique rend indiscernable la distinction entre production et distribution, entre la fabrication des marchandises et leur mise en circulation. Depuis les années 1980, les managers et experts du business mondial vantent les bienfaits de la flexibilité et du « lean » management des usines (lean ou gestion « allégée »). Par une coordination de plus en plus fine, les entreprises peuvent renverser la relation acheteur/vendeur dans laquelle les marchandises sont d’abord produites puis vendues par un intermédiaire à un consommateur. En acheminant les biens à l’exact moment de leur vente, sans pertes de temps de stockage entre temps, la logique du juste à temps cherche à produire cet effet par lequel les produits ne sont fabriqués qu’au moment où ils sont déjà vendus. Par exemple, la clé du succès de géants du commerce comme Wal-Mart repose en grande partie sur leur capacité à estimer et calculer à quel moment telles ou telles marchandises doivent être en rayon pour être vendues.
Cette information permet à Wal-Mart de limiter la surproduction comme les mouvements inutiles de stock, de rompre leurs relations avec tels ou tels sous-traitants dès que nécessaire, ou de constamment contracter auprès du plus offrant. Comme le souligne Jasper Bernes (dont nous reprenons ici en grande partie l’analyse) : « tandis qu’au début des années 1980 certains mettaient l’emphase sur la flexibilité et le dynamisme en espérant changer le rapport de forces contre les grandes et inflexibles multinationales pour des entreprises de petite taille, « des firmes agiles », le lean management s’est révélé comme un changement de phase plutôt qu’un affaiblissement des grandes multinationales. Ce nouvel agencement ressemble à ce que Bennett Harrison appelle « une concentration sans centralisation » du pouvoir des corporations économiques [16] ». La logistique désigne donc ce pouvoir actif et mobilisable de coordonner et chorégraphier les flux de marchandises, de les maintenir ou les couper, les accélérer ou les ralentir tout en étant capable de changer l’origine et la destination des biens plus ou moins immédiatement (la crise du COVID début 2020 a montré que cela pouvait prendre quelques mois d’ajustement). La circulation ne remplace pas la production, mais l’intégration des calculs logistiques d’un bout à l’autre de la chaîne jusqu’au consommateur construit leur fusion. La gestion et le contrôle des flux deviennent une source centrale de pouvoir et d’emprise.
3. QR-CODE, RFID, LES INFRASTRUCTURES MOBILES DE L’IDENTIFICATION ET LA CIRCULATION.
En quoi cette histoire concerne-t-elle le QR-code ? Très simplement, l’ensemble de ce tournant logistique repose sur l’extension et la dispersion du calcul informatique, lequel permet de suivre en temps réel l’emplacement des marchandises, les délais de livraison, l’ensemble des flux, soit un ensemble d’opérations impossibles à réaliser et à centraliser sans la puissance des ordinateurs. En harmonie avec la production fordiste, le code-barres identifie le modèle d’objets (un modèle de t-shirt, mais pas son caractère unique (ce t-shirt particulier, cet exemplaire précis)). Le suivi toujours plus poussé des marchandises exige plus d’informations que le code-barres ne peut contenir. C’est dans cette perspective qu’une filiale de Toyota, Denso Wave, se consacre à ce problème et en 1994 invente le QR-Code pour suivre l’itinéraire des pièces détachées à l’intérieur des usines [17]. À la différence du code-barres classique, ce code à deux dimensions peut être lu rapidement et quel que soit l’angle de lecture. Les trois ou quatre carrés noirs dans les coins permettent de reconstituer l’angle de lecture et l’information à extraire du code. L’information y est partiellement répétée de sorte que jusqu’à 15 % voir 30% du code peut parfois être détériorée sans empêcher la lecture.
Les avantages principaux du QR-code au regard du code-barres sont la quantité d’informations qu’il peut contenir et à sa capacité à identifier singulièrement chaque produit. Dans l’usine automobile, cela permet un suivi exact des pièces qui arrivent, et de contrôler leur qualité à l’arrivée ou pendant tout le processus en cas de détérioration ou sabotage. Au-delà de Toyota, dans les années 1990, la crise sanitaire de la vache folle a provoqué d’importantes réorganisations de l’industrie agroalimentaire. Face aux menaces de viandes contaminées et aux instances de régulation internationales qui ont exigé une plus grande traçabilité de chaque morceau de vache mis en vente, le QR code s’est imposé comme outil indispensable pour identifier et mémoriser la trajectoire de chaque marchandise particulière. Code-barres et QR-Code sont deux technologies mobiles, deux médiations vers l’identité virtuelle d’un objet stocké sur une base de données.
À proprement parler, le QR-Code seul ne contient rien sans un lecteur externe (ayant sa propre source d’alimentation) et un accès connecté à la base de données correspondante. Par exemple, un pass-sanitaire européen ne sera pas forcément valable en Angleterre ou au Canada, dès lors qu’il ne renvoie pas à la base de données correspondante. Et corrélativement, tant qu’il ne renvoie pas à la photo d’une personne, l’identité du porteur peut varier.
Le QR-Code montre qu’aujourd’hui les technologies de communication mobiles fonctionnent à partir de technologies d’identification. Pour les marchandises, le QR-code sert à les identifier à tel ou tel moment pour ensuite rendre possibles certains déplacements, certaines actions. Les puces RFID (Radio Frequency Identification) se rapprochent sur bien des aspects des QR-code, sauf que ces puces utilisent non des lecteurs, mais des ondes radio. Cela permet de lire le contenu de plusieurs puces en une fois, comme dans le caisson d’une caisse automatique Decathlon ou à l’échelle d’un conteneur portuaire (le réseau 5G en cours de déploiement doit étendre ce genre de possibilités). En 2017, il existait environ 8,7 milliards de puces RFID en circulation [18]. Si les applis des smartphones concernent des millions d’usagers, les usages des puces RFID atteignent des dizaines de milliards (du transport à la mesure du niveau d’éthanol dans la nourriture). Ces puces sont notamment très utilisées sur chaque palette de marchandises pour en identifier le contenu tout au long du transport, parfois redoublées de puces sur les objets eux-mêmes. Elles transforment des processus physiques de déplacements en trajectoires pouvant être mises en données (à l’image des trajets du détenteur d’un pass navigo), rendant difficile de séparer le réel du virtuel. Comme les QR-code, les puces RFID (sauf certains modèles peu utilisés) n’ont pas de sources énergétiques internes, mais dépendent d’autres dispositifs pour être lues. Aujourd’hui, elles ne coûtent presque rien à produire et participent à cet « inconscient technologique » qui construit notre monde [19]. QR-code et puces RFID sont des éléments centraux de l’internet des objets ou de l’informatique ubiquitaire d’ores et déjà là. Ces technologies ne communiquent pas directement avec Internet, mais par l’intermédiaire du milieu construit qui les entoure, lui-même construit pour les faire fonctionner. Les circulations logistiques sont aujourd’hui le principal espace du déploiement de ces technologies. L’histoire de leur mise en œuvre montre que la circulation comme le savoir, par les données, de ces flux de mouvement importe tout autant. Typiquement, le géant mondial de la logistique d’aujourd’hui, Amazon, est en même temps par sa structure AWS [20] un fournisseur de services informatiques, via le cloud, qui serait a priori sa principale source de profits. Amazon, pour asseoir l’hégémonie qu’on lui connaît, est ainsi l’infrastructure des circulations et des services de traitement des données que ces circulations produisent.
S’il est possible de détourner des QR-code ou de les générer soi-même à d’autres fins [21], cette capacité compte peu en soi face à la logique de l’informatique et sa façon d’identifier pour autoriser, sous certaines formes, la circulation des hommes comme des choses. L’histoire esquissée ici témoigne de la part industrielle entourant chaque innovation informatique. Par exemple, une promesse récurrente du monde smart met en scène les frigos connectés, capables de prévenir leurs propriétaires de la fin des bouteilles de coke voire de les recommander aussitôt. Cette promesse n’est qu’un gadget amusant tant que des puces RFID ne sont pas installées, en usine, sur chaque canette, et que des systèmes interopérables de base de données ne sont pas établis (et facturées au client) du frigo aux livreurs. Des études de cas plus précis suivront, dans le cadre de cette rubrique, pour mettre à l’épreuve les grandes lignes dépliées ici et pour comprendre plus précisément comment s’effectuent le déploiement des technologies informatiques aujourd’hui.
- Apteq
[1] cf. https://www.theverge.com/22588022/mark-zuckerberg-facebook-ceo-metaverse-interview. Le terme « metaverse » vient du roman de SF le samouraï virtuel de Neal Stephenson et désigne un mélange constante d’éléments virtuels et réels, que facebook veut installer comme supports de la socialité. Facebook passerait ainsi du réseau social à la fabrique de l’ensemble des médiations sociales. Cette perspective mérite une enquête approfondie.
[2] Nous renvoyons sur cet aspect au premier texte de cette rubrique : https://lundi.am/De-la-cybernetique-a-l-informatique-ubiquitaire
[3] Dans la suite Susan Leigh-Star et G. Bowker, l’étude critique et politique des infrastructures a pris beaucoup d’ampleur ces dernières années. Cf. par exemple https://journals.openedition.org/traces//8107.
[4] L’histoire est racontée en détail ici : http://www.gomaro.ch/historiqueducodebarres.html
[5] Pour reprendre la notion de G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 2012.
[6] Cf. pour une rapide introduction : https://tedium.co/2017/09/05/kartrak-railroad-barcode-history/
[7] L’expression est le titre de l’ouvrage de l’économiste en chef américain de l’époque Alfred Chandler.
[8] Ces entretiens avec Oreste Scalzone en donne un aperçu : https://lundi.am/Italie-comprendre-le-soulevement-des-annees-1970
[9] Ohno, Taiichi, l’esprit Toyota, Masson, Paris, 1989.
[10] Publié aux éditions ouvrières en 1976, et accessible en ligne ici : https://cgt-toyota.puzl.com/files/1271811/preview/toyota_l-usine_du_desespoir.pdf.
[11] Beniger, James R, The Control Revolution : Technological and Economic Origins of the Information Society, Harvard University Press, 2009.
[12] Robert, Pascal, L’impensé informatique : critique du mode d’existence idéologique des technologies de l’information et de la communication, Éditions des Archives contemporaines, 2012.
[13] Sur les relations entre taylorisme, toyotisme et les machines de calcul, on trouvera plusieurs parallèles ici : J.-S. Vayre, « L’intelligence des machines et l’esprit du capitalisme », Communication, http://journals.openedition.org/communication/9726
[14] cf. Bernes, Jasper, Logistics, Counterlogistics and the Communist Prospect, End Notes 3. https://endnotes.org.uk/issues/3/en/jasper-bernes-logistics-counterlogistics-and-the-communist-prospect.
[15] Cet article donne un aperçu des récentes études sur la logistique : Brennan, Eugene. « Mapping Logistical Capitalism », Theory, Culture & Society 38, no 4 (juillet 2021).
[16] cf. J. Bernes, ibid.
[17] En 1999, Denso Wave garde la paternité du QR-Code, mais le laisse en accès libre.
[18] Frith, Jordan. A Billion Little Pieces : RFID and Infrastructures of Identification. The MIT Press, 2019.
[19] Frith, ibid.
[20] Cf. https://aws.amazon.com/fr/
[21] Comme le propose l’encodeur d’Échelle Inconnue : https://www.echelleinconnue.net/actualite/?27-encodeur-de-qr-code.html
Originaux: lundi.am