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Les élections, l’abstention et l’effacement de la société civile

La victoire du parti de Macron en 2017 s’expliquait, en partie, par la méfiance grandissante envers les partis et groupes politiques traditionnels, quels qu’ils soient, y compris dans leur version considérée à l’époque comme extrême (rappelons que la chute de Jospin au premier tour de 2002 est à mettre en parallèle avec le score de l’ensemble des trois groupes trotskistes soit 10, 4 % des votants !) où il ne serait encore venu à l’idée de personne de faire de l’équivalent de la Nupes un pôle de radicalité.

Une forme de dégagisme contre tous les politiciens s’était manifestée au profit d’un nouveau parti sans cadres ni structure politique, présentant de nombreux candidats sans mandats électifs antérieurs au niveau politique, national comme local. Des membres de la « société civile » comme les médias, alors tous derrière Macron, les qualifiaient. Les quelques transfuges de LR ou ceux plus nombreux du PS (un ensemble autour des 20 %) venaient encadrer ces novices. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette nouvelle équipe n’a pas navigué en eau calme essuyant le mouvement des Gilets jaunes, le mouvement contre la réforme des retraites et la crise sanitaire. Or si, dans ces dernières élections législatives, le socle des électeurs macroniens s’est solidifié, il l’a fait à son plus bas étiage et la gauche unie n’a rien récupéré en voix, la montée en sièges de la Nupes et du RN provenant d’une absence de stratégie de « front républicain » et de la très forte abstention. Cette abstention, peu importe ici qu’elle soit renforcée ou non par cette absence, renvoie personnel politique et membres issus de cette prétendue « société civile » au même désaveu puisque ces nouveaux venus, censés peu au fait des pratiques politiciennes ont en fait montré qu’ils appartenaient ou se confortaient au même moule qui est aujourd’hui celui du pouvoir en général, quel que soit son origine, politique, économique, scientifique (« le comité de défense » dans la « guerre » contre le Covid), syndical (après le recyclage de Nicole Notat, on apprend que Bernard Thibault, l’ex-cheminot en chef de grève et pur produit de la « société civile » est aujourd’hui en charge de la question des transports pendant les Jeux olympiques de Paris, 2024).

L’indifférence ou le rejet de la sphère dite politique se réalise à travers deux processus : une socialisation de l’État dans sa tendance à passer de sa forme nation à sa forme réseau ; et une étatisation de la société parce que dans sa forme « capitalisée », elle tend à transformer toutes les activités en activités pour le capital. En effet, les processus d’unification de la société du capital ont aboli progressivement la coupure historique entre société politique et société civile (cf. l’article du no 20 de Temps critiques sur ce point) [1]. Ainsi, s’il y a déjà longtemps que le capital a rendu floue la frontière entre privé et public du point de vue de la propriété, la « révolution du capital » tend à l’abolir quand elle étend ce flou à l’ensemble des rapports sociaux et non simplement aux rapports sociaux de production. Ainsi, les autorités publiques pénètrent et contraignent de plus en plus la vie des personnes, alors que ces mêmes personnes exposent ou portent comme un étendard leur vie privée dans la sphère publique. C’est que la sphère privée des rapports interindividuels a été socialisée par les transformations de l’État dans le cadre de son redéploiement sous la forme de réseaux d’interaction au détriment des médiations traditionnelles de sa forme nation (qui n’est néanmoins pas dépassée), celle des associations populaires et des différents collectifs d’action qui existaient et prédominaient à l’époque où on parlait encore en termes de « question sociale ». Ces nouvelles formes d’expression du social n’en ont pas pour autant manifesté un caractère politique malgré différents slogans plus performatifs qu’effectifs (du « tout est politique » des gauchistes des années 1970 au « le personnel est politique » des activistes des différents particularismes se voulant radicaux).

Au cours de cette transformation, ce qui relevait de l’ancienne question sociale a lui aussi été brouillé parce que l’ancien social légitime (celui des syndicats ouvriers) l’est devenu de moins en moins à partir du moment où revendiquer pour une classe ou une catégorie sociale était déclaré corporatiste et ne plus représenter un élément de l’intérêt général. En effet, dans le secteur public, les grèves des transports, par exemple, furent considérées à partir de 1986 comme des prises d’otages aussi bien par les gouvernements que par des médias supposés plutôt de gauche comme Libération et Le Monde. Ces actions en devenaient illégitimes car jugées extérieures à la défense du service public au profit d’intérêts privés ; alors même que les grèves dans le secteur privé disparaissaient sous les coups de la globalisation et de la désindustrialisation des zones centrales du capital. À cette aune, les forces qui se manifestent encore le font dans la ritualisation des formes du passé comme on a pu encore le constater avec les grèves sur les retraites parce qu’elles pensent encore garder ou prouver une certaine légitimité de par le respect du rituel et la condamnation de tout débordement et a fortiori de toute violence contre les biens comme contre les personnes.

Dans cette mesure ou ce « climat », les seules forces qui s’affirment de manière originale le font soit en dehors d’un « social » devenu « sociétal », ce qui rebat les cartes de la légitimité des luttes (lutter contre les discriminations devient plus légitime que de lutter contre les inégalités, lutter pour rendre les « invisibles » visibles devient plus légitime que lutter pour les anciens visibles devenus invisibles, etc.) ; soit en dehors du cadre social légitimé et de ses codes et formes comme on a pu le voir avec le mouvement des Gilets jaunes. Mais ce dernier type d’affirmation s’origine non dans des conditions de travail strictement communes (celles de l’usine d’abord jusqu’à la fin des années 1970, de l’entreprise en général ensuite), mais dans des conditions de vie communes (celles de la difficulté à vivre le mode de vie que vante pourtant la société capitalisée). Elle est dans le paradoxe d’une parole qui se fait immédiatement politique parce qu’elle s’adresse à l’État, sans être une demande de plus d’État ou d’un « retour » de l’État ; elle émane de sans-voix de la politique comme le montrent les divers échecs pour une représentation politique menés par quelques Gilets jaunes candidats à un mandat électif. En dehors de toute ambition personnelle qui relèverait d’un procès d’intention, il y avait là pour quelques-uns, l’idée de donner une coloration politique à leur engagement social, alors que c’est le mouvement des Gilets jaunes qui représentait lui-même, par excellence un mouvement politique sans besoin de représentation. Mais de ce fait, une fois le mouvement défait, les Gilets jaunes sont devenus des sans-voix politiques au même titre que les sans-papiers évidemment, mais aussi que les sans-voix des banlieues qui eux aussi ont renoncé à rechercher et trouver des « représentants » malgré les nouveaux efforts en provenance de la Nupes. Les anciennes institutions médiatrices du rapport social capitaliste sont en crise, parmi lesquelles les institutions politiques et la forme démocratique censée réguler les rapports sociaux à travers des normes communes qui pouvaient néanmoins être critiquées. La contractualisation grandissante des rapports sociaux donne l’impression qu’il n’y a plus de pilote dans l’avion… où que le pilotage automatique est réglé ailleurs (cf. le développement des théories du complot sur les réseaux sociaux et dans les milieux populaires).

La montée de l’abstention perdure donc parce que même ce qui avait été jusque-là décrié comme « vote protestataire » en faveur du FN version père ou des petits groupes gauchistes est en recul puisque le vote RN a montré son intégration au processus électoral d’ensemble, ce que n’a pu produire le nouveau candidat hors-« système », Zemmour. Mais contrairement à d’anciens espoirs libertaires, toujours renouvelés malgré l’évidence historique de leur faillite, cette abstention se produit sans rapport avec une quelconque conscience politique active de critique du principe électif et de la représentation politique. Cela a certes été présent pendant le mouvement des Gilets jaunes avec l’idée insurrectionnelle de faire tomber le pouvoir (« On va aller vous chercher »), puis sur le mode plus modéré de la revendication du RIC ou même d’une nouvelle Constituante, mais cela fut fugace et était retombé au moment de ces élections. Cette abstention est comme la voix de ceux qui n’ont pas d’intérêts constitués du fait à la fois de leur situation géographique périphérique et de leur niveau important d’atomisation et de désaffiliation. Ils ne peuvent donc se reconnaître parmi une prolifération de candidats dont le nombre élevé sert de cache-misère d’une offre politique justement spécifiée et dans laquelle chacune doit servir de repère à l’électeur ou plutôt à ses électeurs. Les « animalistes » sont ainsi venus se rajouter de façon aussi incongrue aux « Chasse, Pêche, Nature et Traditions ».

On voit par là à quel point aussi l’État dans sa forme nation et universaliste (au moins au niveau idéologique) a pris du plomb dans l’aile. C’est dire à quel point aussi l’ouvrier combatif ou ses descendants ne cherchent plus sur l’échiquier politique parlementaire ce qui les représenterait le mieux comme classe ou groupe « contre ».

Ce processus d’effondrement de la question sociale se répercute alors à l’intérieur de chaque parti ou groupe politique qui ne cherche plus principalement à attirer le chaland par un contenu politique (cela reste certes une toile de fond dans un pays comme la France ou en Italie et en Espagne, mais plus guère ailleurs), mais par l’intégration d’un maximum d’éléments significatifs d’une particularité baptisée par eux « diversité » ; particularité qui se présente comme totalité singulière, alors que chacun fait son choix sur le même marché de l’identité. On avait déjà eu la parité, on a eu la recherche de l’origine immigrée, déjà assez ancienne à vrai dire puis aujourd’hui celle de la couleur de peau à la place de la couleur politique des prétendants, ou encore de la préférence sexuelle affirmée comme si certaines apportaient un plus après avoir été un moins le plus souvent caché. Et si on arrive à trouver une femme africaine, gréviste et vivant des conditions de travail terribles imposées par des chaînes d’exploitation comme Accor, alors là on décroche le gros lot de la singularité. On est passé du « grand parti de la classe ouvrière » comme il s’auto-appelait (quoiqu’on ait pu en penser et on n’en pensait pas du bien) au parti où figure l’ancienne gréviste de… comme si ce qui est devenu l’exception confirmait la règle. Et comme les organismes étatiques ne s’y risquent pas, les médias se chargent de nous mettre tout cela en chiffres sur le modèle américain du patchwork des « communautés ». Alors que cette notion était peu employée en France parce qu’a priori contradictoire avec l’idéologie républicaine universaliste, elle est devenue le fourre-tout ou la tarte à la crème des médias, une tendance assez récente mais renforcée par la crise sanitaire : les travailleuses de la santé sont ainsi devenues la « communauté des soignants », gommant les hiérarchies de ce secteur et les inégalités de condition et de revenu qui en découlent. De même, la « communauté éducative » de Seine St-Denis doit être secourue… par plus de moyens quantitatifs censés réduire les inégalités scolaires. En effet, les politiques y perçoivent un « intérêt social » à constituer et utiliser car digne d’être défendu, mais sans que rien ne soit dit sur le fond de ce système scolaire. Là encore, on en restera à mettre en exergue une discrimination plutôt que la critique de l’institution et de son rôle dans le processus de reproduction sociale. À l’inverse, il n’y aura pas de « communauté des chômeurs » constituée comme objet social car l’État, depuis 1998 et le gouvernement Jospin face au mouvement des chômeurs leur dénie toute légitimité à revendiquer un statut collectif et des droits afférents qui confineraient à de l’assistance. La masse des chômeurs est donc reconduite à une situation individuelle et aussi à une responsabilité individuelle qui n’a pas d’intérêt social. D’ailleurs qui le nierait dans les divers cercles de pouvoir et quelle organisation politique se vanterait de mettre dans sa liste des chômeurs comme signe de sa diversité ?

Ce que nous écrivions déjà en 2002, au moment de l’élection de Chirac contre Jean-Marie Le Pen dans Chronique d’une excrétion [2], à savoir que les individus prolétarisés, lorsqu’ils se contraignent à voter, le font pour des partis qui osent encore se référer au travail et aux mots de la nouvelle détestation (FN et Lutte ouvrière essentiellement), n’a pas été démenti puisqu’on a assisté à une accélération du processus. Si Lutte ouvrière n’est plus vraiment en mesure de parler et surtout de se faire entendre depuis la disparition politique et médiatique de sa très populaire chef de file, le RN innove en insistant directement sur la question du pouvoir d’achat pensant ainsi être « raccord » avec ce qui a été à l’origine du mouvement des Gilets jaunes. C’est en tout cas faire preuve de plus de pragmatisme que de proposer des relocalisations comme le propose LFI. Et c’est ne pas s’illusionner sur un éventuel appel aux ouvriers puisque la classe étant évanescente, cela reviendrait à aller « à la pêche » à l’ouvrier atomisé dont personne ne peut préjuger du sens du vote ou même s’il va voter. Pour les branchés de la politique, c’est une démarche vaine et même contre-productive qui ne sera pas adoptée.

Pour en revenir à ceux qui s’abstiennent ou sont dans une valse-hésitation, n’ayant pas d’intérêt constitué, soit ils ne voient pas l’intérêt de voter, soit, s’ils votent finalement, vont le faire en fonction de leur parcours individuel, le plus souvent cabossé, et en fonction de ressentis qui là aussi restent individuels ou sont le fruit d’échanges de proximité. L’absence de perspective n’ouvre bien souvent que sur le ressentiment contre les personnes, contre certaines catégories. C’est une des forces du mouvement des Gilets jaunes d’avoir au moins dégagé la possibilité de sortir de cette ambiance de ressentiment souvent latente ; de cette haine souvent abstraite parce qu’elle ne porte pas forcément sur des personnes ou groupes concrets (cf. l’exemple des villages sans immigrés qui votent anti-immigration) pour la rediriger de manière concrète et ciblée, rappelant ce que le fil rouge des luttes de classes considérait comme une « haine de classe ». Mais aujourd’hui, il n’y a nulle part volonté de se débarrasser des ressentiments (il faudrait une révolte collective au moins au niveau de celle des Gilets jaunes pour ça), mais une tendance au déplacement de l’objet du ressentiment : sa force négative se fige en demande non seulement de plus d’État, mais de celui-ci dans ses variantes autoritaires.

Temps critiques, le 3 juillet 2022

[1] – « État et “société civile” », Temps critiques, no 20 : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?­article458

[2] – « Chronique d’une excrétion » : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article128 et « Complément à “Chronique d’une excrétion” » : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article176

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