Ça me soulage (je ne me promène qu’à vélo depuis longtemps déjà dans cette ville devenue invivable) mais ça m’étonne. Ceux qui brassent le plus d’air, à cause de l’effort physique, sont les derniers à pouvoir encore sortir le visage découvert. Avec ceux qui se côtoient le plus longtemps, et de manière la plus rapprochée : les gens en terrasse.
L’obligation du port du masque en extérieur est justifiée par le risque d’expirer le virus auprès d’autrui, mais on autorise ceux qui expirent le plus et ceux qui se rapprochent le plus de ne pas le porter. On voudrait ne pas douter du bien-fondé sanitaire de l’obligation qu’on n’y arriverait pas.
Vous devez porter un masque pour sauver la vie des plus fragiles, mais si vous courez, si vous pédalez, si vous mangez, si vous fumez, si vous buvez un verre, si vous ne pouvez pas en porter un pendant quelques minutes, quelques heures, n’en portez pas, le sauvetage des vies humaines attendra.
16h. Je sors un peu, une librairie, un Monop’. La ville est indifférente, masquée avec indifférence, en terrasse on se prélasse comme si de rien n’était, et l’on feint de ne pas voir l’automne qui est déjà là, précédant de quelques jours la rentrée. 17h30. Une quinzaine de flics postés à l’entrée de mon Passage. Ils contrôlent le port du masque par les passants. Aux visages découverts, ils disent de se masquer ; à ceux qui s’étonnent, ils donnent l’information du jour. Masque obligatoire partout. Trois équipes de journalistes couvrent l’opération. Je vais en voir une, France Info, un type avec un micro et un autre avec un papier. « Il se passe quoi ? — Des policiers font respecter le port du masque. — À quinze ? — Oui, c’est une sorte d’opération de communication. — Et vous faites quoi ici ? — Bah on couvre l’opération. – La police vous appelle pour une mise en scène, et vous accourez ? — Bah oui, c’est notre métier. » J’interromps la conversation avant que le ton ne monte trop, je rentre à la maison.
18h. Je n’ai la tête à rien, je me sens mal, je regarde C dans l’air, avec l’envie d’aller plus loin encore dans le mal. J’ai regardé l’émission au début de l’été chez mes parents, j’ai été fasciné que l’ordre politico-sanitaire du moment y ait trouvé un relai aussi parfait, aussi idéalement lisse. Comme un service après-vente. L’émission ne reçoit pas d’intellectuels, pas de politiques, pas de militants : elle ne reçoit que des experts. Et quelle est la forme même de l’expertise ? Le consensus. Les experts connaissent bien leur domaine : et qui connaît bien son domaine est d’accord avec soi-même, d’abord, puis avec quiconque connait bien son domaine, ensuite. Ils y sont tous d’accord ensemble avec eux-mêmes. La science repose sur la confrontation d’idée, la réfutation des méthodes et des résultats de ses prédécesseurs, de ses confrères, l’expertise repose sur l’accord. L’idée même d’une pensée contradictoire, d’un débat est invraisemblable, grossière : hors de pensée. C dans l’air, c’est une émission sérieuse, très calme, très douce, on y parle toujours avec un petit sourire en coin, un air entendu. Qu’est-ce qui est entendu ? Deux choses, principalement : que les gens sont un peu bêtes, d’abord (pas le spectateur de C dans l’air, bien sûr (quoique), mais tous ceux qui ne regardent pas C dans l’air, justement, ceux qui regardent Les Grandes gueules, par exemple, où on s’écharpe parce qu’on n’y est expert de rien) ; qu’il n’y a pas d’alternative à la pensée ici présentée, ensuite.
Aujourd’hui, émission sur le port du masque obligatoire. Un épidémiologiste (Martin Blachier) explique comment ont lieu les contaminations : pas directement de bouche à bouche par postillons, mais par concentration de particules dans l’air au bout d’un certain temps d’expirations répétées. En extérieur, le brassage de l’air ne permet pas cette concentration : le risque est extrêmement faible, nul ou du moins très proche de zéro. Mais alors, le masque ? Personne ne pose vraiment la question, sur le plateau. Ce serait trop violent. Le masque, oui. Ça rassure les gens, les gens aiment cette mesure : c’est la seule raison invoquée par le scientifique. Une éditorialiste (Cécile Cornudet) renchérit :
« L’avantage du masque, même s’il n’y a rien de prouvé pour l’extérieur, c’est que ça se voit : vous avez toujours en tête le virus (…) Vous ne l’oubliez pas. C’est écrit sur vous : COVID ».
Dans la même émission où des scientifiques expliquent que l’obligation du port du masque en extérieur n’a d’autre intérêt que de répondre à un besoin de sécurité d’une population traumatisée, probablement traumatisée par l’omniprésence médiatique d’un virus désormais directement affiché sur nos têtes, heureusement, on a également invité une psychothérapeute spécialiste de la prise en charge des traumatismes (Hélène Romano) pour pathologiser les anti-masques.
« Il y a un certains nombres de personnes qui ne veulent pas porter le masque mais avec des typologies un petit peu différentes ».
- On a les contestataires, qui par principe s’opposent à toute loi d’État, qui sont dans le refus généralisé.
- On a les paranoïaques qui souffrent d’un délire de persécution, qui vont parfois jusqu’à nier l’existence de la maladie pour pouvoir penser qu’on les bâillonne sans raison.
- On a les dépressifs, dont le « comportement ordalique » consiste à braver la mort en ne portant pas en extérieur ce masque que les scientifiques du plateau, par ailleurs, ont dit être inutiles en extérieur — inutiles d’un point de vue scientifique, mais utiles du point de vue d’une psychologie des masses.
Braver la mort, refuser le consensus, c’est à peine une différence, tout juste une nuance, dans le monde de l’expertise.
On remarquera que la triade correspond parfaitement aux trois portraits types de l’ennemi du gouvernement : l’anarcho-zadiste, celui qui refuse tout, le complotiste-abstentionniste, celui qui ne croit plus rien, le terroriste ou le criminel, celui qu’aucune loi, qu’aucune mort n’effraient plus.
Au début du confinement, le gouvernement prétendait que le port du masque était inutile, voire dangereux. Puis lorsque des masques ont été disponibles, son port a été dit utile. Sans grande étude scientifique prouvant son efficacité mais selon un faisceau de présomptions fortes de son utilité — comme l’affirme sur le plateau l’épidémiologiste —, il est obligatoire en lieu clos depuis plus d’un mois, et désormais, dans beaucoup de villes, malgré un faisceau de présomptions fortes de son inutilité — comme l’affirme également l’épidémiologiste —, obligatoire à l’air libre.
L’émission donne à lire jusqu’au grotesque la manière dont une pensée médiatique peut affirmer son unité, son entièreté, son infaillibilité, jusque dans ses contradictions, ses morcellements, ses errances. Dans un même élan, elle affirme l’inutilité scientifique du port du masque en extérieur et pathologise ceux qui refusent cette obligation sans fondement sanitaire, là où la seule logique inviterait à louer leur bon sens. Malgré les sourires, la bonhomie ambiante, le calme régnant, l’émission est glaçante. L’un des effets encore trop peu analysés de la crise que nous traversons, c’est ce front plus uni que jamais que forment le monde médiatique, le monde politique et le monde scientifique à travers son discours de raison (le principe immunitaire des sociétés biopolitiques présenté comme évidence) et d’altruisme (le principe sécuritaire du confinement et de la distanciation sociale présenté comme respect de la vie). Il y a, ça et là, quelques fausses notes : la notoriété planétaire de Didier Raoult , avec sa contre-expertise sur la gestion de l’épidémie et sur le traitement de la maladie, est le symptôme que le caractère totalisant de ce discours étouffe, que sa circularité parfaite masque de plus en plus visiblement des lacunes, sans qu’on ne parvienne même plus à imaginer un autre type de discours possible, qui sortirait de la sphère de l’expertise.
L’espace médiatique recouvrira un peu de sa crédibilité entièrement détruite lorsqu’il se confrontera à une pensée contradictoire.
Une contradiction pas uniquement localisée, sur les traitements (Raoult), la gravité de l’épidémie (Toubiana) ou sur la gratuité des masques (l’opposition), une contradiction portée au niveau général du phénomène sécuritaro-sanitaire que nous traversons depuis cinq mois, extension illimitée et inédite de ce que Michel Foucault avait nommé « dispositif de sécurité » et que Roberto Esposito appelle « biopolotique immunitaire ». Quand pourra être sereinement posée la question de savoir à partir de quel seuil de mortalité d’une maladie nouvelle, de quel écart avec la mortalité annuelle d’une grippe, par exemple, ou, aujourd’hui que les hôpitaux sont presque vides, à partir de quelle conception du principe de précaution, nous acceptons d’être assignés à résidence, de ne plus embrasser nos amis, de dissimuler nos visages, d’être fléchés au sol, d’être tracés numériquement, de subir des couvre-feux, de donner ou de suivre des cours à distance, de travailler chez nous sans horaires ni locaux, de perdre nos emplois ou nos gagnes-pains, de voir ainsi nos vies qui n’étaient déjà souvent pas grand-chose s’effondrer pour de bon.
Originaux: Olivier Cheval – lundi.am