Ultraviolence policiere de Sainte-Soline

Nous avons reçu ce témoignage d’une médecin urgentiste présente lors de la manifestation de Sainte-Soline samedi 25 mars.

Elle décrit le déchaînement de violences de la police, les corps blessés, meurtris, mutilés et les secours empêchés. Deux personnes sont désormais dans le coma et réanimation neuro-chirurgicale.

LA MARCHE DE PRINTEMPS

Départ du camp vers 11H. Trois cortèges marchent à travers champs.
Le premier cortège nous annonce qu’il n’y a aucun barrage des forces de l’ordre sur le parcours. Ils gardent la bassine. Un vulgaire trou recouvert de béton. Ils la gardent comme une forteresse. Ils auraient même creusé une tranchée de 8 mètres de profondeur et un talus de plusieurs mètres de hauteur sur tout le tour de la bassine pour la rendre inaccessible. Les douves du château fort. Le cortège au sein duquel je me trouve est joyeux, les manifestants marchent dans la boue, champ de colza, premières fleurs du printemps.

ARRIVÉE À PROXIMITÉ DE LA MÉGA BASSINE

Les cortèges se retrouvent. Ils fusionnent. Une marée humaine. La victoire d’être si nombreux. 20 000, 25 000, 30 000 personnes impossible d’estimer.
On aperçoit les forces de l’ordre soigneusement disposées autour du bassin, enceinte de camion de gardes mobiles, plusieurs blindés. Une colonne de Quads avec un binôme de gardes mobiles dessus. Certains auraient vu la cavalerie. Personne n’est inquiet à cet instant. Que peuvent-ils faire contre cette foule hétéroclite et déterminée.

Un instant je me demande pourquoi les forces de l’ordre sont là. Ils ont creusé une tranchée de 8 mètres de profondeur et un énorme talus. La bassine nous est inaccessible. Je me demande pourquoi la présence de toute cette artillerie est nécessaire. Qu’aurions-nous fait en leur absence ? J’en discute avec un.e ami.e on se dit qu’ils font de la lutte contre les méga-bassines un symbole de l’autorité de l’état.

PREMIERS GAZ

Je suis venue manifester avec une bande d’ami.e..s, je marche avec une copine. Dans mon sac à dos des compresses du désinfectant, des antalgiques, des bandes, des pommades anti-inflammatoires, quelques kits de sutures si nécessaire pour l’après. Nos expériences de manifestations des dernières années nous ont appris qu’il fallait s’équiper en matériel de secourisme. Je ne me suis pas identifiée comme « MEDIC » officiel. Mais il me semble évident d’avoir un minimum de matériel, au moins pour les copin.e.s
Les cortèges se rejoignent à proximité de la bassine. Le cortège à notre droite est déjà noyé par les gaz alors que nous sommes encore à plusieurs centaines de mètres. Ils remontent vers nous, alors que nous continuons à avancer, heureux de se retrouver après ces nombreux kilomètres parcourus à travers champ.

Les manifestants s’approchent des gardes mobiles avec leur banderoles. On avance ensemble. Nous apercevons les visages familiers de quelques vieilles amitiés. A peine le temps de se retourner. Il pleut des grenades lacrymogènes, et d’autres, assourdissantes ou désencerclantes. Nous reculons. Je vois une femme faire demi-tour et repartir en arrière. Énorme détonation entre ses jambes. Elle boite. Nous reculons pour l’accompagner, la soutenir. Ça commence fort. On constate les blessures, un bel hématome sur la cuisse, un peu de gel anti-inflammatoire, deux gorgées d’eau. On se retourne, les manifestants crient « médic » de tous les cotés. On vient à peine d’arriver. Un homme jeune avec une plaie délabrante de la main. Grenade de désencerclement. Je nettoie, une compresse, une bande, un antalgique. « Tu devras refaire le point sur la base médic arrière, être sur qu’il n’y ait pas de corps étrangers ». D’autres « médic » s’affairent. On continue. On entend dire que quelqu’un serait inconscient au sol à proximité d’une banderole devant. On cherche cette personne. Impossible de la trouver. Un ami nous arrête il s’est pris un flash ball à l’arrière de la tête. On s’assoit pour l’examiner derrière une haie. On remonte sur un chemin en terre.

LE CHEMIN DES BLESSÉS

Le niveau d’intensité a été maximal d’emblée. Pas de demi-mesure. Tous ces blessés qui reculent. Allongé dans un champ. Assis dans un fossé. La haine monte contre les forces de l’ordre. Que font-ils, que défendent-ils, quelques mètre cubes de béton valent-ils tous ces corps mutilés ?

Quelqu’un nous attrape par le bras. Un infirmier avec lequel j’ai discuté un peu plus tôt dans la journée. Il nous amène a proximité d’un homme allongé à coté d’un fossé. « Fracture ouverte de fémur » me dit-il. Un pansement est déjà installé je ne vois pas la plaie. Je vois un hématome de cuisse volumineux. Il n’y a pas d’extériorisation de sang. Je sens son pouls. Il est conscient. La première chose à faire le mettre en sécurité. Un antalgique. A huit personnes on le déplace plus loin. Quelqu’un prend des constantes. La fréquence cardiaque est normale. Je suis rassurée, il n’est pas en train de se vider de son sang. Pour une fracture ouverte de fémur le risque hémorragique est majeur. Je demande à ce que quelqu’un appelle le SAMU pour une évacuation.

Derrière nous un deuxième blessé est transporté par des manifestants. Une plaie délabrante de la fesse gauche. La plaie n’est pas hémorragique. Il est douloureux. Il ne peut pas marcher.

On aperçoit une nouvelle charge de la police. Des quads ? Des lacrymos ? Je ne sais pas, je n’ai pas le temps de lever le nez des blessés. Il va falloir qu’on recule de nouveau pour mettre les blessés en sécurité. On fait un portage sur le chemin en terre pour s’éloigner vraiment définitivement des zones d’agressions.

On arrive à un croisement. Je demande à ce que les constantes des blessés soient prise de nouveau pour s’assurer de leur stabilité. Je demande à ce qu’on rappelle le SAMU pour qu’il nous envoie des secours. Je vois que sur le chemin d’autres blessés continuent d’affluer.

Je refais le point sur la suspicion de fracture ouverte du fémur. Je déballe la plaie. La plaie est profonde. Il y a un quelque chose de dur et de blanc qui ressort en son sein. Ce n’est pas de l’os. C’est un corps étranger en plastique blanc, une part cylindrique, une part plate. Je laisse le corps étranger en place. Il doit être retiré dans un bloc opératoire au cas ou il existe une plaie vasculaire sous-jacente. Je rectifie le diagnostic à la régulation du SAMU.

A ce croisement de routes où se retrouvent de nombreux blessés, des élus et des observateurs de la ligue des droits de l’homme sont présents.

Un homme est installé par des manifestants juste à ma gauche. Il a le visage déformé. Il s’est pris une grenade dans le visage. Je l’examine. Il a une plaie de la paupière hémorragique. L’œdème de la paupière ne me permet pas d’examiner l’œil, sa vision, sa motricité. Il a une très probable fracture du maxillaire gauche, je ne peux rien dire pour son œil.

Des personnes viennent me voir pour me dire que les ambulances sont bloquées par les gardes mobiles en amont. Je commence à m’énerver. Je transmet dites leur « Nous avons appelé le SAMU, nous avons des blessés graves. Ils doivent laisser passer les ambulances. Nos appels sont enregistrés sur les bandes de la régulation du SAMU. Si ils entravent le passage des ambulances, ils seront pleinement responsables du retard de soins. On ne se laissera pas faire. Y compris sur plan juridique » « Mettez-leur la pression, c’est pas possible autrement. »

D’autres blessés arrivent entre temps, ils ont l’air stable. Je n’ai pas le temps de les voir. Certaines personnes s’occupent d’eux. Des complicités de bord de route.

L’« URGENCE ABSOLUE »

Quelqu’un vient me chercher pour me demander d’intervenir plus en amont sur le chemin.
Mon amie reste avec les blessés.

Je remonte vers la zone où un homme est au sol. Du monde autour de lui. Je m’approche de sa tête. Un « medic » réalise une compression du cuir chevelu. Des gens essayent de le faire parler. Du sang coule sur le chemin. Il est en position latérale de sécurité. Je me présente auprès des autres personnes qui prennent soin de lui. « Je suis médecin urgentiste, est-ce qu’il a déjà été évalué par un médecin ? Est-ce que quelqu’un a déjà appelé le SAMU ? » Le SAMU est prévenu. Pour l’instant aucun moyen ne semble engagé. Je l’évalue rapidement. L’histoire rapporte un tir tendu de grenade au niveau temporal droit (juste en arrière de l’oreille ). Il se serait effondré. Extrait par des manifestants. Au début il aurait été agité. Là il est en position latérale de sécurité. Il est trop calme.

Je fais un bilan de débrouillage :
— une plaie du scalp de plusieurs centimètres en arrière de l’oreille. La plaie est hémorragique.
— un traumatisme crânien grave avec un score de glasgow initial à 9 ( M6 Y1 V2), une otorragie qui fait suspecter une fracture du rocher
— pupilles en myosis aréactives
— vomissement de sang avec inhalation
— les premières constantes qu’on me transmet sont très inquiétantes. La fréquence cardiaque serait à 160, la tension artérielle systolique à 85. Le shock index est à presque 2.

Je demande à ce qu’on rappelle la régulation du 15 et qu’on me les passe au téléphone.
Mon petit matériel ne va pas suffire. Quelle impuissance…

Je prend la régulation du 15 au téléphone. Je demande à parler au médecin. Je me présente en tant que médecin urgentiste : je demande un SMUR d’emblée pour un patient traumatisé crânien grave, avec une plaie du scalp hémorragique, et des constantes faisant redouter un choc hémorragique. Le médecin me répond que la zone ne semble pas sécurisée et qu’il est impossible pour eux d’intervenir au milieu des affrontements. J’explique que nous sommes à distance des zones d’affrontement. Qu’il y a des champs autour ou il est possible de faire atterrir un hélicoptère. Il me dit qu’un Point de Rassemblement des Victimes est en cours d’organisation, qu’il va nous envoyer des pompiers pour extraire les victimes. J’insiste sur le fait que cet homme à besoin d’un SMUR d’emblée, qu’il s’agit d’une urgence vitale immédiate et qu’il n’est pas en état d’être transporté vers un PRV. L’appel téléphonique prend fin, je n’ai pas l’impression que ma demande ait été entendue.

Un traumatisme crânien grave peut aboutir à la mort cérébrale, ou à la présence de séquelles extrêmement lourdes.

Je retourne auprès de la victime. Je le réévalue. Son score de glasgow est tombé à 7. Le coma est de plus en plus profond. Une équipe médecin infirmier des gardes mobiles arrivent. Je suis en colère. Ils viennent apporter les bons soins à ceux qu’ils ont presque tué. Je ravale ma colère, il faut penser à cet homme à ce qu’il y a de mieux pour lui. Je fais une transmission médicale. Je propose que le médecin rappelle la régulation pour appuyer ma demande de SMUR dans le cadre d’une urgence vitale immédiate. En attendant j’aide l’infirmier à poser une perfusion. Traitement de l’hypertension intracrânienne. Traitement pour l’hémorragie. Le médecin des gardes mobiles me demande si j’ai de l’oxygène. Je ris nerveusement. Non moi j’ai des compresses et de la biseptine, j’étais là pour manifester initialement.

Leur matériel est limité. Ils n’ont pas de quoi faire des soins de réanimation. Je ressens leur stress. Nous sommes dépendant du SMUR.

Des pompiers en pick-up arrivent, ils nous demandent pourquoi le SMUR et les VSAV ne sont pas là. Je craque et leur hurle dessus, je dis que les ambulances sont bloquées par les gendarmes mobiles en amont.

Combien de temps s’est écoulé ?

Depuis combien de temps était-il au sol avant mon arrivée ?

Comment peuvent-ils assumer un tel niveau de violence pour quelques mètres cubes de béton ?
Je pense à Rémi Fraisse.

Le SMUR arrive. J’aide à son installation sur le brancard du SAMU. Le médecin du SMUR prépare de quoi l’intuber dans le camion.

Je quitte les lieux pour rejoindre les autres blessés.

Je pense à cet homme. A ses amis. Aux miens. Je me demande où ils sont. Y-en a t-il d’autres comme lui ?

Je pense à tous ceux qui ont été blessés ces dernières années par les armes de la police. À la ZAD, au Chefresne, au Testet, pendant la loi travail, les Gilets Jaunes. À ceux qui ont perdu des doigts, une main. Un œil. Ceux qui ont perdu la vie. À lui.

Originaux: lundi.am

Interview de Nathalie Arthaud dans la manifestation parisienne

Pour s’opposer à la retraite à 64 ans, toutes les confédérations syndicales appellent à faire du 7 mars « une journée morte dans les entreprises, les administrations, les services, les commerces, les lieux d’études, les transports ». Il faut en être, Macron ne nous laisse pas le choix !

Alors que cette attaque a suscité des manifestations massives, le gouvernement poursuit, comme si de rien n’était, le train-train parlementaire. Avec l’appui de la droite, il devrait parvenir à faire voter sa contre-réforme au Sénat. En cas de difficulté, il pourra toujours dégainer l’article 49.3.

Ces gens-là prétendent être les représentants du peuple. Mais ils se moquent de savoir si les ouvriers, les caissières et les manutentionnaires, les infirmières et les aides-soignantes, les aides à domicile et les auxiliaires de vie tiendront le coup jusqu’à 64 ans. Ils se moquent de savoir combien d’entre eux termineront leur carrière à Pôle emploi, en invalidité ou au RSA.

Et ils nous mentent. Pendant des semaines, le gouvernement a mené tout le monde en bateau en disant qu’il assurerait un minimum retraite à 1200 euros. Maintenant, Dussopt, le ministre du Travail, avoue que ce dispositif ne concernerait qu’entre 10 000 et 20 000 personnes.

Depuis le début, Macron a un seul objectif : trouver de l’argent dans la poche des travailleurs pour continuer d’arroser le grand patronat. Après avoir rogné sur les APL et les droits au chômage et mis à la diète la santé publique, l’éducation et les transports, il restait à prendre sur les retraites.

Le déficit des caisses, 12 à 20 milliards par an, n’est qu’un alibi pour voler deux ans de pension aux travailleurs. Il suffit de comparer. L’État accorde 160 milliards par an d’exonérations aux entreprises. Cette année, il a même ajouté 50 milliards d’aides au titre de la relance économique. Pour augmenter le budget militaire, il a prévu d’en dépenser 14 de plus chaque année et ce, pendant sept ans…

Quand il s’agit de trouver des milliards pour aider le grand patronat, ça ne fait ni une ni deux. Ce n’est pourtant pas l’argent qui manque de ce côté-là puisqu’en 2022, Total a gagné près de 20 milliards, Stellantis près de 17 milliards et CMA-CGM 23 milliards, etc.

C’est la même histoire avec l’inflation. Le gouvernement trouve normal que les industriels augmentent leurs prix. Il n’a pas levé le petit doigt contre Total et les autres spéculateurs et profiteurs de guerre qui ont fait flamber le prix de l’énergie et de certaines matières premières. Et nous voilà avec des prix alimentaires qui ont grimpé de 20, 30, voire 50 % ! Mais, quand les travailleurs demandent que les salaires suivent la hausse des prix, gouvernement et patronat expliquent, la bouche en cœur, que c’est dangereux pour l’économie.

Tant que nous ne revendiquerons pas notre dû, nous serons sacrifiés sur l’autel des profits et condamnés à voir les milliards s’accumuler à un pôle, alors que de plus en plus de travailleuses et de travailleurs sont forcés de recourir aux Restos du cœur. Alors, il faut se battre et le faire avec la conscience que nous pouvons gagner.

Depuis le 19 janvier, le mouvement puise sa force dans la participation massive des travailleurs du privé comme du public, des petites entreprises comme des grandes. Même la tentative de division de la droite qui a mis les projecteurs sur les régimes spéciaux fait pschitt, tant il est évident que les véritables privilégiés sont du côté des capitalistes et des grands actionnaires parasites !

Il faut donc continuer notre mobilisation et passer à la vitesse supérieure.

« Il faut bloquer le pays », entend-on. Mais s’il s’agit de se reposer sur les cheminots ou les travailleurs des raffineries pour gagner le bras de fer, c’est une illusion.

Ces derniers peuvent jouer un rôle d’entraînement, en même temps qu’ils exercent une pression importante sur le gouvernement. Mais c’est avec les salariés du privé que nous pourrons, ensemble, mettre le grand patronat sous pression, si les grèves se développent.

Pour gagner, notre camp a besoin de mobiliser tout le monde et d’utiliser les armes qui ont fait leur preuve dans le passé : la grève, les manifestations de masse et l’occupation des entreprises.

Unis et déterminés, nous pourrons non seulement stopper cette attaque, mais aussi repartir à l’offensive sur le reste : l’inflation, les salaires, les conditions de travail et toutes les menaces que le capitalisme fait planer sur nos têtes.

Alors, soyons le plus nombreux possible dans la grève mardi 7 mars et prenons conscience de notre force collective pour continuer jusqu’au recul du gouvernement !

Nathalie ARTHAUD

Originaux: Portail de Lutte Ouvrière

En Syrie le crible d’un séisme

Le double tremblement de terre qui a frappé la Turquie et la Syrie le 6 février et dont on continue d’additionner les victimes par dizaines de milliers a suscité effroi et stupeur. Par la bande et non sans cynisme, la catastrophe a aussi été l’enjeu d’une offensive politique et médiatique de la part de celles et ceux qui, consciemment ou non, souhaitent réhabiliter la légitimité de Bachar al-Assad. Des amis syriens nous ont signalé la publication de cet excellent article d’Hamza Esmili et Montassir Sakhi d’abord paru dans la revue conditions, il décortique les éléments de langage, l’aveuglement, le cynisme ou les manipulations que se partagent certaines tendances « anti-impérialistes », l’extrême-droite et quelques opportunistes.

Les séismes qui ont eu lieu à proximité des villes de Gaziantep et d’Ekinözü [1] sont à l’origine d’un désastre humain de rare ampleur. Tant la Turquie que la Syrie voisine déplorent des dizaines de milliers de morts – selon un décompte toujours provisoire à l’heure où ce texte est rédigé –, bien plus de blessés et une dévastation matérielle considérable. Certaines villes, comme Antakya ou Kahramanmaraş, ont été détruites à grande échelle. S’agissant de la Syrie, pays singulièrement ravagé par une décennie de bombardements gouvernementaux et russes, plus de cinq millions de personnes ont perdu leur logement à la suite de la succession des tremblements de terre [2].

La catastrophe est arrivée au sein de l’une des zones géographiques les plus conflictuelles au monde. Loin d’autoriser la trêve, elle accentue les polarisations parmi les parties en présence. À son corps défendant, le drame agit ainsi comme un crible efficace pour donner à voir les enjeux collectifs qui trouvent leur foyer dans la région. Aussi un célèbre journal satirique français – connu pour sa position intransigeante à l’égard de l’islam et des musulmans – ne s’y est-il pas trompé en se réjouissant de la survenue du tremblement de terre – laquelle supplée d’hypothétiques « chars ». Comme souvent s’agissant du Moyen-Orient, le transfert agit à plein : on se gausse de la mort là-bas de ceux que l’on désigne comme adversaires ici.

Quoique déplorable, la caricature demeure pourtant inoffensive. Il en est tout autrement de la campagne orchestrée par le régime de Bachar al-Assad [3] à l’occasion du séisme. Sans surprise, l’État du Baath – soit le parti panarabe qui gouverne la Syrie depuis 1963 –prend appui sur la catastrophe pour réclamer la fin de sa mise au ban internationale, laquelle avait été décrétée à la suite de l’impitoyable répression qu’il a opposée au soulèvement populaire de 2011. L’argument parait simple : il s’agit ainsi d’alléger le fardeau des Syriens, en supprimant les verrous juridiques qui entravent la solidarité internationale à l’heure la plus tragique. Hormis la généreuse raison humanitaire, toute forme de politisation de l’évènement parait aussi malvenue qu’hors de propos.

Le récit est efficace. Quelques jours après le séisme, il est repris à l’unisson par la gauche anti-impérialiste – par-delà la diversité de ses variantes nationales [4] –, l’extrême-droite européenne [5] – historiquement favorable à la dynastie Assad [6] –, le mouvement décolonial [7], les restes du nationalisme arabe [8] et de nombreuses instances internationales. Comme depuis une décennie, la tragédie syrienne sert ainsi de terre de projection – le psychanalyste dirait de sublimation – à des formes politiques issues de tout autres configurations socio-historiques .

Même répétée à l’infini, la mystification que tous font leur demeure cependant de part en part trompeuse. Euphémisé – « il faut lever les sanctions pour raison humanitaire » – ou explicite – « elles étaient dès le départ indues » –, le soutien à Bachar al-Assad s’exprimant à l’heure de la catastrophe repose ainsi sur la méconnaissance de la situation historique syrienne et une longue série de mensonges que ses affidés répandent dans le débat public en même temps que la politique de normalisation avec le régime du Baath à laquelle ils invitent. En miroir, la réalité des zones libérées de son emprise – qui ont été durement touchées par le séisme – sont complètement privées d’aide internationale et ignorées des relais du régime syrien, ce qui finit ainsi de convaincre que l’enjeu de la fin des sanctions pour ceux qui la défendent sitôt la survenue du séisme n’est guère d’essence humanitaire.

Aussi est-il nécessaire de défaire le fil logique qui parait mener de la catastrophe à la revendication au retour du régime de Bachar al-Assad parmi le concert des nations respectable [9]

À l’évidence, le régime syrien a intérêt à la levée de sa mise au ban internationale. Celle-ci est subséquente à la répression systématique qu’il a opposée à la mobilisation massive de 2011. À l’heure des révolutions arabes, l’État du Baath répond par un crédo de terrible vérité : « Assad, ou nous brûlons le pays » (الأسد أو نحرق البلد). La contestation populaire ne faiblit pourtant pas : elle débouche rapidement sur la formation de zones libérées (مناطق محررة), d’où le régime se retire avant d’en entamer le bombardement constant, notamment par l’usage des bombes-barils [10].

Au sein des zones libérées – qui couvrent en 2013 près de la moitié du pays –, l’autorité centrale n’est pas reformée. L’ordre révolutionnaire est ainsi composite : par-delà le slogan populaire « un, un, un, le peuple syrien est un » (واحد واحد واحد، الشعب السوري واحد) qui affirme l’existence de conventions collectives plus sacrées que l’abîme sectaire dans laquelle le régime de Bachar précipite le pays, les zones libérées sont discontinues tant sur le plan territorial que sur celui politique. Leur réalité est ainsi fondée sur celle des collectifs localisés qui les composent. Pour autant, l’aspiration existentielle à la solidarité collective et à la justice face à un régime extraordinairement violent [11] demeure permanente tant à Homs, Hama, Deraa, Alep, Idlib qu’au sein de la Ghouta orientale – soit quelques-unes des principales zones libérées du pays. Cet unanimisme autour de l’impératif de dé-faire le régime est figuré par la constitution de l’Armée libre. En miroir de la nature décentralisée de la révolution, celle-ci est formée par l’alliance hétérogène de soldats et d’officiers mutinés et de brigades situées parmi la multitude de zones libérées. Son drapeau – repris à la Syrie pré-Baath – devient ainsi le symbole révolutionnaire par excellence.

D’abord en échec – il est ainsi au bord de l’écroulement en 2013 -, le régime de Bachar al-Assad donne cependant à la politique de destruction du pays un sens neuf à mesure qu’il fait appel au soutien militaire d’États étrangers. Dès 2012, des milices liées à l’Iran – Hezbollah libanais, celui iraqien, Afghans hazaras recrutés de force de force dans la structure paramilitaire du Corps des gardiens de la révolution etc. – combattent en Syrie, avant que la Russie n’engage à son tour son aviation et ses troupes en soutien au régime syrien. Permise par une succession de massacres quant auxquels les historiens du futur auront à statuer s’ils furent bien génocidaires – par exemple, le blocus et la famine subséquente du camp palestinien du Yarmouk [12], l’attaque chimique de la Ghouta orientale [13] ou la politique de bombardements intensifs des zones libérées [14], notamment des hôpitaux [15] –, la reprise en main du pays est continue à partir de 2014. En miroir, les régions qui retournent à l’autorité du régime sont violemment punies ; leurs populations font face à l’épuration et à un autoritarisme renouvelé du Baath et de son sponsor russe [16].

LE DÉNI DE LA POLITIQUE

Parallèlement aux succès militaires de la puissance impériale russe – dont la nature de l’intervention s’affirme de plus en plus coloniale [17] –, le régime d’Assad renoue progressivement ses relations diplomatiques avec de nombreux parties : l’Algérie, Émirats Arabes Unis, l’Inde, le Bangladesh, Oman, l’Arabie Saoudite, l’Autriche, la Jordanie, le Hamas [18] etc. Les Nations-Unies [19] et des organisations réputées indépendantes comme le Croissant rouge [20] sacrifient également au retour de flamme du régime de Bachar al-Assad, leur action en Syrie est ainsi intégralement déterminée par les intérêts de celui-ci.
Face à l’expansion russo-syrienne, laquelle est parallèle de la normalisation internationale du régime de Bachar al-Assad [21], il subsiste cependant les zones libérées de la région d’Idlib et du nord-ouest du pays – en sus des territoires sous administration du Parti des travailleurs du Kurdistan à l’est du pays [22]. Mais l’argument de la souveraineté étatique joue à plein : les relations internationales ne peuvent lier entre eux que des États. C’est le sens logique de la réadmission de l’État du Baath parmi le concert des nations : qu’importe que celui-ci soit durablement affaibli et administre moins d’un tiers de la population syrienne originelle, le régime de Bachar al-Assad demeure néanmoins le seul interlocuteur légitime pour les partisans de la souveraineté étatique à tout prix – tant ceux anti-impérialistes que conservateurs.

C’est dans ce contexte que survient le séisme. En Syrie, celui-ci affecte tant des zones sous contrôle gouvernemental que d’autres demeurant libérées. Sitôt que la catastrophe survient, elle permet au régime de Bachar al-Assad de réclamer la fin des sanctions décrétées à son encontre à la suite de la répression de grande échelle opposée au soulèvement populaire. À son tour, la critique anti-impérialiste pointe « l’embargo » qui aurait été imposé à la Syrie [23]. Qu’importe que cette mesure – réclamée par les révolutionnaires syriens pour mettre un terme aux bombardements russes – n’ait jamais été accordée, l’image permet de renvoyer au blocus décrété tout au long des années 1990 contre l’Iraq voisin – selon un schème bien connu du discours anti-impérialiste, où une situation historique justifie nécessairement une autre.

Le Caesar Act [24] adopté par l’administration américaine en 2019 est particulièrement visé. Qu’importe également que celui-ci ait explicitement exclu l’aide humanitaire de son spectre de restrictions, le séisme permet à l’État du Baath et à ses soutiens d’y voir la cause originelle de la destruction du pays – plutôt que la guerre sans répit qu’il a menée à son propre peuple et l’économie de prédation mise en oeuvre par les dignitaires du Baath. Qu’importe enfin que le régime de Bachar al-Assad soit notoirement connu pour sa prédation à l’égard de l’aide humanitaire, ses dignitaires et thuriféraires affirment à l’unisson que le retour de sa souveraineté est une condition préalable à l’aide internationale. Toute opération de sauvetage tant en zone gouvernementale que s’agissant des zones libérées a ainsi pour condition de nécessité qu’elle soit conduite sous la stricte autorité de l’État du Baath.

Par-delà leur position souverainiste de principe, les soutiens du régime syrien – qu’ils soient anti-impérialistes, décoloniaux, nationalistes blancs ou arabes – ne répondent guère à la question béante à laquelle leur politique ne peut qu’aboutir : comment faire transiter l’aide par un régime aussi singulièrement violent à l’égard de son propre peuple que celui d’Assad ? La question est redoublée par la chronique connue de la prédation de l’aide internationale à laquelle l’État du Baath n’a eu de cesse de se livrer au cours de la dernière décennie. Toute ressource envoyée à Assad sera ainsi systématiquement détournée de son but [25] pour servir au raffermissement de l’autorité du régime et à son expansion au détriment des zones demeurant libérées.

En creux d’une position réputée justifiée par la raison humanitaire transparait ainsi un positionnement proprement politique en faveur du Baath, lequel prend appui sur le séisme sans s’embarrasser nullement de ses victimes et du secours qui doit leur être apporté. Comme Assad, ses soutiens n’ont cure du malheur syrien [26] : n’ont-ils pas couvert, nié ou soutenu [27] le massacre de centaine de milliers d’entre eux aux mains du même Assad qui affecte aujourd’hui d’être éploré face au désastre [28] ?

Mais le récit est efficace. Plusieurs dizaines de convois d’aide humanitaire affluent en zones gouvernementales [29], dépêchés par l’Union européenne, l’Organisation des Nations-Unies et de nombreux pays. Le secrétaire général de l’ONU salue Bachar al-Assad ; son homologue de l’Organisation mondiale de la santé se rend lui-même à Alep sous le regard bienveillant des dignitaires du Baath. Contrairement au récit anti-impérialiste, lequel fait fond sur la division géopolitique du monde en bloc rivaux, la liste de ceux qui dépêchent l’aide humanitaire au régime russo-syrien est authentiquement œcuménique. Nulle division idéologique ou stratégique ne s’y donne ainsi à voir.

FACE AU BAATH ET À SES SOUTIENS

Alors que le régime de Bachar al-Assad et ses soutiens internationaux font déjà étal de leur satisfaction quant à son retour programmé parmi le concert des nations, leque est obtenu grâce au séisme, les zones libérées – situées au plus près de l’épicentre – demeurent quant à elles complètement privées d’aide. Six millions d’habitants s’y concentrent – après y avoir été déplacés après la reconquête par l’État du Baath et sa tutelle russe des précédentes zones libérées. La surpopulation de la dernière région échappant au contrôle du régime de Bachar al-Assad est ainsi directement liée à la reconquête par celui-ci du reste du pays [30]. À Jindires par exemple, dans le nord-ouest d’Alep, 230 Syriens originaires de la région de Damas ont ainsi trouvé la mort lors du séisme après y avoir été relogés.

Près d’une semaine après le séisme, nul convoi d’aide alimentaire n’a cependant pu entrer en zone libérée [31]. Le véto du régime syrien à l’ouverture des postes-frontières avec celles-ci [32] et celui russe s’agissant des points de passage contrôlés par l’État turc y ont efficacement empêché tout déploiement humanitaire d’urgence pendant la première semaine si cruciale pour retrouver des survivants sous les gravats. L’accord du régime de Bachar al-Assad – étrangement salué par les dignitaires internationaux – n’est ainsi accordé qu’au bout de la tragédie. Aussi la politique assumée d’entrave de l’aide au sein des zones libérées est-elle consubstantielle de la répression féroce que l’État baathiste a opposée à la mobilisation populaire depuis 2011. Le déni de solidarité face au désastre fait fond sur le jeu de massacre conduit au cours de la dernière décennie par l’État du Baath et sa tutelle russe et sur les déplacements internes et externes qui en ont résulté. Comme un symbole, les bâtiments habités mais déjà endommagés par les bombardements russes et gouvernementaux sont logiquementceux qui se sont écroulés le plus facilement à l’heure du séisme – même au sein de zones relativement éloignées de l’épicentre.
Le peuple du camp palestinien de Yarmouk, soumis au blocus par le régime d’Assad et en attente d’une distribution d’aide.
Face au cynisme du régime russo-syrien et de ses soutiens internationaux, quelles voies pour la solidarité à l’heure de la catastrophe ? La politique exterminatrice du Baath est aussi son point d’achoppement ; celle-ci ayant rompu l’ensemble des conventions et des formes de morale collective ayant cours au sein de la société syrienne, nul retour à la situation historique précédente n’est envisageable – tant au sein des zones libérées que s’agissant de celles qui ont été reconquises par le régime de Bachar al-Assad et la puissance coloniale russe.

À l’inverse, la solidarité interne à la société syrienne et largement autonome de l’État du Baath a permis de sauver des vies. En redonnant un éclat neuf à l’impératif de défendre le collectif et ses membres, la réponse syrienne au séisme montre simultanément la distance irréversible qui sépare la société du régime de Bachar al-Assad. Des représentants dépêchés par le Parti des travailleurs du Kurdistan – qui contrôle la région orientale du pays sous le nom des Forces syriennes démocratiques –, pourtant adversaire historique de la révolution, se sont ainsi joints au secours des zones libérées ; similairement, des habitants des zones sous le joug gouvernemental leur sont également venus en aide au péril de leur vie. Enfin, la solidarité de la diaspora syrienne dispersée après une décennie de guerre est également considérable.

Aussi s’agit-il de soutenir les organisations indépendantes et directement issues de la société syrienne – au premier chef desquels la défense civile des Casques blancs. Hélas, l’impressionnante solidarité syrienne ne peut suffire à parer à la catastrophe ; il faut lui adjoindre le plaidoyer auprès des institutions européennes et internationales, lequel est nécessaire pour obtenir l’ouverture de l’ensemble des postes-frontières turcs et l’acheminement massif de l’aide au sein des zones libérées qui manquent pour l’heure de tous les produits de première nécessité – tentes, nourriture, groupes électrogènes etc.

À l’encontre du récit anti-impérialiste, nécessité est également démontrée de rappeler inlassablement la situation historique dans laquelle vient s’insérer le séisme. Par-delà le négationnisme de circonstance, les soutiens de Bachar al-Assad ne peuvent offrir de réponse au paradoxe qui consiste à ériger celui-ci en garant de la réponse humanitaire à la catastrophe quand son régime est responsable de l’une des pires guerres exterminatrices menées par un État contre son propre peuple. La revendication de levée des sanctions – qui loin de l’exemple iraqien visent essentiellement des dignitaires du régime [33] – doit également être lue à cette lumière : face à un pouvoir aussi singulièrement désintéressé du bien-être de ses administrés, quel sens peut-il y avoir à sa remise en selle politique et économique [34] ? On peut raisonner par l’absurde : au nom de la nécessaire souveraineté des États, fallait-il normaliser les relations avec un gouvernement aussi cruel que celui de l’État islamique ? Quoique d’essence singulièrement violente, ce dernier a pourtant été à l’origine d’un nombre de victimes civiles incomparablement inférieur à celui du régime de Bachar al-Assad.

La problématique de l’aide humanitaire à l’heure de la catastrophe ne peut guère se dispenser de l’interrogation proprement politique – à laquelle elle n’échappe pas de facto s’agissant de l’opportunité que le séisme représente pour les thuriféraires de Bachar al-Assad – des voies de résolution potentielles de la trame historique née du soulèvement populaire. Les révolutionnaires syriens insistent sur la nécessité de la justice [35] : les crimes du régime russo-syrien demeurés impunis sont le ferment de la destruction de plus en plus attestée de la société syrienne et des liens qui la composent. Similairement, alors que les parrains internationaux ne cessent de trahir, il s’agit de retrouver l’élan unitaire des débuts de la révolution. À ce titre, l’auto-critique du Parti des travailleurs du Kurdistan – qui a hélas collaboré avec le régime de Bachar al-Assad – est nécessaire s’il faut aboutir à l’alliance des forces indépendantes de l’État du Baath. Cette perspective est pour l’heure illusoire. Elle peut néanmoins être ouverte comme une réponse politique – cette fois solidaire – au séisme.

Quant aux anti-impérialistes, décoloniaux et aux nationalistes blancs, c’est-à-dire le spectre large de ceux qui n’aiment les Arabes que morts ou réduits à l’état de pions qu’ils bougent sur l’échiquier de leurs chimères, ceux-là doivent assumer de se faire complice d’un régime d’essence génocidaire aux seules fins de transfert de la pathologie identitaire dont ils sont le symptôme. Hélas, celle-ci ne peut être résolue que sur la scène de son incubation – c’est-à-dire en Europe.

Liste d’associations à soutenir :

Les Casques blancs (défense civile de la Syrie)

Molham Volunteering Team e.V.
REVIVRE
MEHAD (Ex UOSSM)

[1] Le 6 février 2023, deux séismes de magnitude 7,8 et 7,5 touchent le sud de la Turquie.

[2] Voir https://www.unhcr.org/news/briefing/2023/2/63e652994/unhcr-5-million-need-shelter-support-syria-quake.html

[3] https://www.theguardian.com/world/2023/feb/07/syria-earthquake-aftermath-aid-politics

[4] Jean-Luc Mélenchon en France, Die Linke en Allemagne, le Parti des travailleurs de Belgique sont à l’unisson sur la position de la levée des sanctions.

[5] SOS Chrétiens d’Orient, qui fait office de pont entre l’ensemble des variétés de la droite française et le régime de Bachar al-Assad, a aussitôt commencé son plaidoyer en faveur sitôt après la survenue du régime.

[6] Le régime de Baath a ainsi accueilli nombre de nazis de premier plan. L’un d’entre eux – Aloïs Brunner, ancien commandant du camp de Drancy – joua un rôle majeur dans la structuration des services secrets syriens aux côtés de Hafez al-Assad.

[7] Voir par exemple l’édito du QG Décolonial : https://qgdecolonial.fr/2023/02/13/edito-59-seisme-devastateur-en-syrie-levee-des-sanctions/.

[8] Voir la lettre ouverte signée à cet effet par une série d’organisations marxistes et panarabes : https://annahjaddimocrati.org/ar/11694

[9] L’État français suit également la pente de la normalisation. Voir https://www.lefigaro.fr/vox/monde/emmanuel-macron-tente-par-un-rapprochement-avec-bachar-el-assad-20230207?fbclid=IwAR2fGO36ftsOFXstfqOfqYDdDRRjRIxGgFt-pSbFwGS01B2bJ4Zj5SnPjNM}]. Simultanément, il s’agit d’interroger les possibilités de l’aide humanitaire à l’heure du séisme – lesquelles ne peuvent être déliées de la trame authentiquement politique que celui-ci redouble.

[10] Affaibli, le régime syrien a recours à l’arme du baril largué sans téléguidage sur les zones libérées. Cette bombe particulièrement meurtrière est remplie de TNT, de potassium et de ferrailles. L’explosion disperse ainsi à la fois des gaz meurtriers et des micro-obus susceptibles faire de nombreux blessés.

[11] Catherine Coquio (dir.), Syrie, le pays brûlé (1970-2021). Le livre noir des Assad, Paris, Seuil, 2021. Voir également Ridouan Ziada, La destruction de la Syrie. Comment la stratégie « Assad ou nous brûlons le pays » a réussi, non traduit.

[12] Sachant le lien de la position anti-impérialiste à la solidarité de façade à l’égard des Palestiniens, la négation de ce crime est particulièrement saisissante. Voir le rapport en date de 2014 d’Amnesty International, https://www.amnesty.org/fr/latest/press-release/2014/03/syria-yarmouk-under-siege-horror-story-war-crimes-starvation-and-death/

[13] Le massacre à l’arme chimique dans la Ghouta orientale a fait plus de 2000 morts. Voir https://newlinesmag.com/review/the-day-the-world-stood-still/

[14] Alep, par exemple, est complètement détruite par les bombardements russes.

[15] https://www.liberation.fr/planete/2019/11/25/en-syrie-le-regime-et-ses-allies-prennent-pour-cible-les-hopitaux-d-idlib_1765480/

[16] https://eaworldview.com/2019/12/syria-daily-claim-regime-takes-away-150-men-moved-out-of-rukban-camp/?fbclid=IwAR2Czaki9DQlfw7byiUlRZkXJW4gWRBgjwq_QOccI58csHP8DP9Bv8MftQc

[17] À mesure que le régime syrien devient un Etat fantôche, la Russie s’octroie de larges concessions au sein du pays, au sein même du fief historique de la famille Assad de Lattaquié et Tartous.

[18] En 2022, le Hamas a renoué ses liens avec le régime de Bachar al-Assad – après les avoir rompus en 2011.

[19] https://www.fdd.org/analysis/2022/07/18/un-spent-816-million-four-seasons-damascus/

[20] https://syriaaccountability.org/inside-the-syrian-arab-red-crescent/

[21] Même la Turquie, vue comme un allié des révolutionnaires syriens, a entamé le rapprochement avec Bachar al-Assad. Voir https://www.courrierinternational.com/article/rapprochement-syrie-turquie-pourquoi-erdogan-courtise-t-il-assad

[22] Ces territoires ont été conquis à travers la lutte contre l’État islamique, organisation contre-révolutionnaire largement épargnée par Bachar al-Assad et ses parrains russes.

[23] Par exemple, https://icibeyrouth.com/liban/189040.

[24] Promulgué par l’administration américaine en 2019 – c’est-à-dire longtemps après l’éclatement de la révolution et la ruine du pays par le régime de Bachar al-Assad –, le Caesar Act impose une série de restrictions à l’importation et à l’exportation pour l’État syrien. Son nom est lié aux « photos de Caeser », soit les images de plusieurs milliers de détenus syriens morts sous la torture dans les geôles de Saednaya. Voir https://www.hrw.org/fr/video-photos/photo-essay/2015/12/16/syrie-les-photos-de-cesar-images-de-lhorreur. Les soutiens anti-impérialistes de Bachar al-Assad ne font jamais mention de ce qui donné son nom aux sanctions.

[25] Voir https://www.syria.tv/%D8%B3%D8%B1%D9%82%D8%A9-%D8%A7%D9%84%D9%85%D8%B3%D8%A7%D8%B9%D8%AF%D8%A7%D8%AA-%D8%A7%D9%84%D8%B2%D9%84%D8%B2%D8%A7%D9%84-%D9%8A%D9%81%D8%A7%D9%82%D9%85-%D8%A7%D9%84%D8%B8%D8%A7%D9%87%D8%B1%D8%A9-%D9%81%D9%8A-%D9%85%D9%86%D8%A7%D8%B7%D9%82-%D8%B3%D9%8A%D8%B7%D8%B1%D8%A9-%D8%A7%D9%84%D9%86%D8%B8%D8%A7%D9%85%C2%A0%D8%A7%D9%84%D8%B3%D9%88%D8%B1%D9%8A ; Voir également https://www.instagram.com/p/CoZUN1KM31q/

[26] Voir https://www.middleeasteye.net/fr/decryptages/syrie-seisme-assad-sanctions-aide-humanitaire-diplomatie-ligue-arabe?utm_source=twitter&utm_medium=social&utm_campaign=Social_Traffic&utm_content=ap_kbnjyycrvk

[27] Militant décolonial, Youssef Boussoumah a ainsi pu écrire en 2022 : « Quoi que l’on pense du régime syrien et des terribles bombardements contre les civils, sans la Russie contre Daesh et AL Nosra, Daesh prenait la Syrie car qui pouvait lui résister, personne ! Après ça les EU ne pouvaient pas ne pas intervenir ! ». Tout dans cette position est faux : d’abord, la lutte contre Daech conduite par la Russie n’a jamais eu lieu. Les bombardements russes se sont systématiquement concentrés sur les zones libérées dont a été expulsé Daech dès janvier 2014. La reprise d’Alep en 2017 par le régime syrien a par exemple été précédé par une campagne de bombardements russes comparable à celle de Grozhny en Tchétchénie, alors même que Daech n’existait pas à Alep. Notons par ailleurs le substrat islamophobe qui permet de justifier de la destruction d’un peuple au nom de la menace paroxysmique représentée par Daech.

[28] Il est saisissant de constater comme Bachar al-Assad ne parvient pas à cacher sa joie lors de sa visite aux zones sinistrées. Voir https://vimeo.com/797840914?login=true ; Voir également https://www.alarabtrend.com/2023/02/11/%d8%a8%d8%b4%d8%a7%d8%b1-%d8%a7%d9%84%d8%a3%d8%b3%d8%af-%d9%8a%d9%82%d8%a7%d8%a8%d9%84-%d8%b6%d8%ad%d8%a7%d9%8a%d8%a7-%d8%b2%d9%84%d8%b2%d8%a7%d9%84-%d8%b3%d9%88%d8%b1%d9%8a%d8%a7-%d8%a8%d8%a7%d9%84/

[29] https://www.rtbf.be/article/seisme-en-turquie-et-en-syrie-62-avions-charges-d-aide-ont-atterri-annonce-le-ministere-syrien-des-transports-11151901

[30] https://www.mediapart.fr/journal/international/060120/en-syrie-la-province-d-idlib-est-la-damnee-de-la-guerre?onglet=full

[31] https://elwatan-dz.com/rompre-lisolement-de-la-syrie-et-debloquer-laide-internationale-aux-sinistres-loffensive-diplomatique-de-bachar-al-assad

[32] L’accord donné par le régime de Bachar al-Assad à l’acheminent de l’aide internationale vers les zones libérées a ainsi eu lieu plus d’une semaine après le séisme – alors que les chances de retrouver des survivants sont quasi-nulles.

[33] https://www.alsouria.net/%D8%B3%D9%88%D8%B1%D9%8A%D8%A7-%D9%84%D9%8A%D8%B3%D8%AA-%D8%AA%D8%AD%D8%AA-%D8%A7%D9%84%D8%AD%D8%B5%D8%A7%D8%B1-%D8%A3%D9%88-%D8%A7%D9%84%D8%B9%D9%82%D9%88%D8%A8%D8%A7%D8%AA/

[34] https://www.syria.tv/%D8%B1%D9%81%D8%B9-%D8%A7%D9%84%D8%B9%D9%82%D9%88%D8%A8%D8%A7%D8%AA-%D8%A7%D9%86%D8%B5%D9%8A%D8%A7%D8%B9-%D9%84%D8%A7%D8%A8%D8%AA%D8%B2%D8%A7%D8%B2-%D8%A7%D9%84%D9%86%D8%B8%D8%A7%D9%85-%D8%A7%D9%84%D8%B3%D9%88%D8%B1%D9%8A

[35] Yassin Haj Saleh, Lettres à Samira, Nyon, éditions des Lisières, 2021.

Originaux: lundi.am

Retraites et salaires, faire encore monter la pression !

Flambée des prix, chute du pouvoir d’achat, difficultés pour se faire soigner, bruits de bottes et menace guerrière sur fond de crise économique et climatique… Macron misait sur la lassitude et la démoralisation des travailleurs pour attaquer aussi les retraites. Eh bien, cela a eu l’effet inverse !

Les 200 manifestations de jeudi 19 janvier ont, partout, été impressionnantes.

  • Entre 25 000 et 50 000 manifestants à Marseille, Lyon, Toulouse, Nantes, 20 000 au Havre et à Caen, 16 000 à Orléans, 14 000 à Perpignan, 10 000 à Lorient, 5 000 à Nevers, Beauvais, Arras, 4 000 à Rochefort, Dieppe, Vesoul, Belfort ou Chalon-sur Saône, etc.

À Paris, malgré les difficultés de déplacement, la manifestation était massive.

Dans le pays, il y aurait eu 1,12 million de manifestants selon la police, deux millions selon la CGT.

Il faut remonter à 1995, quand Juppé avait dû reculer face aux travailleurs, pour trouver une mobilisation comparable.

Les bataillons sont venus de l’ensemble du monde du travail. Ouvriers, techniciens, aides à domicile, employés, enseignants, cheminots, cadres, syndiqués et non syndiqués, habitués des mobilisations ou manifestant et faisant grève pour la première fois, salariés du public et du privé, des grandes comme des petites entreprises.

  • À Stellantis, Sanofi, Toyota, Airbus, Safran, Siemens, Iveco, de tels chiffres de grévistes n’avaient pas été vus depuis des années.

Même les entreprises moyennes et plus petites ont eu leur lot de grévistes.

Macron s’est donc lourdement trompé. Il croyait donner le coup de grâce aux travailleurs, il a fait déborder le vase. S’il voulait faire la démonstration qu’il réserve tout l’argent de l’État aux financiers, à la bourgeoisie et aux plus riches, il a réussi !

Et comment ne pas être en colère quand le gouvernement annonce une loi de programmation militaire qui fait passer le budget de l’armée à 413 milliards, soit 100 milliards de plus sur sept ans ? Là, il n’y a pas de discussion, car mettre des milliards pour des tanks et des missiles, ça ne se discute pas, dans cette société. Cela ne se discute que quand il s’agit des retraites, des salaires, de l’emploi ou des hôpitaux !

Voilà la société qu’ils nous préparent : un avenir sans retraite, mais avec la guerre. Ne nous résignons pas à cela !

Tous ceux qui étaient aux manifestations ont découvert ou redécouvert l’immense force du monde du travail. Et elle compte ! Aujourd’hui, le gouvernement fait profil bas. Des failles apparaissent dans sa propre majorité, puisque certains députés disent ne pas vouloir voter le projet en l’état, preuve que la mobilisation les a mis sous pression.

Alors, la voie à suivre est claire : nous devons continuer et amplifier la mobilisation, c’est-à-dire faire en sorte qu’il y ait plus de grévistes le 31 janvier, que les grèves touchent plus d’entreprises, et nous retrouver plus nombreux dans la rue.
Dans les jours qui viennent, il ne faut pas seulement travailler pour les profits patronaux. Il faut travailler à la réussite de notre mobilisation. Il faut multiplier les discussions, se réunir, s’organiser, formuler nos revendications et recruter de nouvelles troupes pour la prochaine journée.

Comme le dit le chant L’Internationale : « Battons le fer tant qu’il est chaud ».

Et le fer est à porter aussi sur les salaires, qui ne suivent pas l’inflation. Il est à porter sur les conditions de travail, car la pénibilité n’est pas l’exception, c’est la règle, aussi bien pour les métiers physiques qu’intellectuels.

  • Ce que Macron et ses commanditaires patronaux craignent plus que tout est que le mouvement continue, se propage et bloque de plus en plus la production de profits.

Il faut se souvenir de la haine féroce qu’avait suscitée dans les milieux patronaux la grève des travailleurs des raffineries, en septembre et octobre derniers. Ces messieurs estiment que les travailleurs n’ont pas le droit de mener la lutte de classe, seulement de la subir ! Eh bien si, nous pouvons, nous aussi, la mener et inverser la vapeur, et nous avons commencé à le faire.

Les confédérations ont donné rendez-vous à l’ensemble du monde du travail le 31 janvier. Elles ont le pouvoir de fixer des dates, mais il dépend de chacun d’entre nous d’en faire un succès et un tremplin, afin qu’ensemble nous retrouvions le chemin de l’organisation et de la lutte collective pour nos intérêts et pour changer la société.

  • Contre la rapacité et l’irresponsabilité de la classe capitaliste et de ses valets politiques, vivent les luttes des travailleurs !
  • Bulletins d’entreprise du 23 janvier 2023

Originaux: journal.lutte – ouvriere – ARTHAUD

Guerres, mercenariat. et extreme droit

Depuis ses multiples interventions en Crimée, en Syrie et dans plusieurs pays d’Afrique et, surtout, en Ukraine, le « groupe Wagner » (l’armée privée fondée par Dmitri Outkine probablement en 1994, propriété du milliardaire Evgueni Prigojine) est sous le feu des projecteurs médiatiques occidentaux. Leurs exactions, manipulations, opérations de propagande et tueries sont plus ou moins bien documentées par des journalistes du monde entier. Cette prise de conscience du rôle des mercenaires dans les conflits contemporains est bienvenue mais il est plutôt rare que les mêmes journalistes remarquent que Wagner ne diffère guère de sa cousine étasunienne des années 2000, la sinistre Blackwater (fondée en 1997 par le multimillionnaire Erik Prince).

De même, le lien entre ces SMP (« Sociétés Militaires Privées », selon la terminologie imposée par le lobbying de ces entreprises de mercenariat) et les forces spéciales n’apparait que rarement. Enfin, le lien entre les mercenaires et les extrêmes-droites, quoique évident, n’est que très peu mentionné. Ainsi, mercenariat, prolifération des forces spéciales et prospérité des extrême-droites sont traités comme trois phénomènes très différents, alors qu’ils ont partie liée. Ce sont ces liens que je souhaite rappeler ici, afin d’inviter à penser ces phénomènes ensemble.

LE DEVENIR TORCHON DES SERVIETTES
Il ne faut pas mélanger les torchons et les serviettes, disent doctement les taxinomistes. Peut-être mais, dans ce cas, le devenir des serviettes est le torchon. Les mercenaires sont très largement issus des forces spéciales. À commencer par les fondateurs des armées privées qui sont presque systématiquement des anciens de forces spéciales. Ainsi, Dmitri Outkine (né en 1970) est présenté comme un ancien du GRU (service du renseignement militaire russe). De la même génération (né en 1969), Erik Prince était un membre des SEAL (forces spéciales de la marine des Etats-Unis). Arturo Guzmán Decena (né en 1976) avait fait parti des GAFE (forces spéciales mexicaines) avant de fonder, à l’orée des années 2000 les « Zetas », une armée privée au service des narcos du Cartel du Golfe. Executive Outcomes, considérée comme la première SMP est fondée en 1989 par Eeben Barlow (1956), un ancien des forces spéciales sud-africaines.

Il y a probablement une explication économique à ce lien entre forces spéciales et mercenariat. Une armée mercenaire ne peut pas prétendre à un nombre pléthorique de soldats. Or, les unités des forces spéciales se caractérisent par leur petit nombre d’hommes. Ça matche donc.

Surtout, les forces spéciales disposent à l’intérieur de leurs armées respectives d’une grande autonomie. Celle-ci s’explique initialement par leurs missions durant la Seconde Guerre Mondiale, à savoir intervenir à l’intérieur des lignes ennemies. Cela supposait restreindre au maximum les communications avec la hiérarchie (toute communication multiplie les risques d’être repéré) et, donc, une autonomie bien plus ample que d’autres secteurs de l’armée. Par la suite, on observe une tendance chez les forces spéciales (sous leurs diverses appellations) à chercher toujours plus d’autonomie. Il arrive ainsi qu’elles cherchent des financements automnes pour mener leurs opérations (par exemple dans le trafic de drogues illicites). De ce point de vue, le mercenariat apparait comme un pas supplémentaire dans cette constante recherche d’autonomie. C’est la thèse que je soutiens -avec bien plus de détails- dans mon ouvrage (Terreur et séduction, paru l’année dernière).

WALKYRIES ET FLÛTE ENCHANTÉE
Dans notre époque de punch-line faciles, l’omniprésence médiatique de Wagner ne pouvait pas ne pas générer un anti-Wagner, Mozart donc qui répand ses Papagenos face aux Walkyries. Le « groupe Mozart », titre Le Monde un reportage de Florence Aubenas, ne combat pas, il forme des combattants [1]. Nuance. Apparu clairement en contre-position de Wagner, le groupe Mozart serait essentiellement « humanitaire » selon son fondateur. Ce dernier est cependant un ancien chef des opérations spéciales étasuniennes et le financement de son groupe est opaque (via une plateforme qui reçoit des donations anonymes, c’est-à-dire qui peuvent parfaitement provenir de services secrets).

Les membres du groupe Mozart ne combattent pas directement. Cette affirmation est probablement vraie et correspond à la position des Etats-Unis de soutien actif à l’Ukraine sans intervention directe. Mais il se trouve que l’une des missions classiques des forces spéciales (ou ex-forces spéciales devenus mercenaires) est précisément de former des combattants (des civils ou des partisans auxquels on fournit une instruction militaire). D’ailleurs, la communication officielle de Wagner ne dit pas autre chose : son patron, Evgueni Priojine a, par exemple, récemment affirmé que sa compagnie aiderait « à préparer les gens et à organiser des milices » (AFP, 11 novembre 2022).

Ce qui distinguerait Wagner d’autres entreprises de même type étasuniennes serait son pouvoir croissant au sein de l’appareil d’état russe (et contre une partie de cet appareil, en l’occurence contre la haute-hiérarchie de l’armée). Bref, Wagner aurait un ascendant démesuré sur Poutine et la stratégie militaire russe. L’entreprise serait, donc, hors de contrôle. Alors, certes, on n’a jamais vu Erik Prince se rendant personnellement dans une prison d’Alabama pour proposer aux taulards d’intégrer son entreprise (à l’instar de ce qu’a fait Evgueni Priojine dans une vidéo postée sur internet en septembre [2]). Cela ne veut pas dire que les SMP n’ont pas eu aussi un très grand pouvoir sur les décisions de Washington de l’administration Bush (pour leur propre bénéfice à l’instar de Wagner). D’ailleurs, un lieu commun des récits sur le déroulement de l’occupation étasunienne en Irak était le soldat contraint de suivre des ordres assez précis et le mercenaire faisant ce qui bon lui semblait, assurés de son impunité la plus totale (le statut de soldat états-unien était juridiquement moins bien protégé contre des poursuites pénales que celui du mercenaire qui bénéficiait d’une immunité totale par rapport à la loi irakienne [3]).

On ne peut que rire lorsque le journalisme semble découvrir la proximité de Wagner avec Poutine, et s’esclaffer lorsqu’il s’en indigne. L’histoire d’Erik Prince, fondateur des Blackwater, aurait dû vacciner contre de telles naïvetés. À ma connaissance, les mercenaires sont toujours au service d’un Etat en particulier. Ou, plus exactement, à l’instar du commerce des armes, les services du mercenariat sont vendus sur un marché restreint aux désidératas de la nation de tutelle de l’entreprise. C’était vrai avec les Affreux de Bob Denard pour la France, tout aussi vrai avec le Blackwater d’Eric Prince (qui s’avérait être directement un agent de la CIA [4]) pour les USA, ça reste vrai avec les Wagner pour la Russie. Les SMP n’offrent pas leurs services sur un marché ouvert, mais sur un marché restreint aux alliances plus ou moins avouables de leur nation de tutelle. Elles sont donc bien plus une extension des outils à disposition des Etats (puissants) pour intervenir sur des territoires étrangers plutôt que des entreprises automnes (si tentées que de telles entreprises existent réellement, y compris dans des domaines bien plus ordinaires).

Bref, Wagner-Blackwater, blanc-bonnet et bonnet-blanc. Il faudra cependant sans doute attendre une large enquête sur les agissements des membres de Wagner et des milices qu’ils forment, afin d’établir un bilan de leurs exactions. Et, ainsi, les comparer avec celles de SMP étasuniennes (ou britanniques, entre autres). Il est très probable que la nature de ces exactions diffèrent très peu, en revanche il y a fort à parier que leur quantité soit bien plus importante pour Wagner. Mais est ce que construire un podium de l’ignominie nous intéresse tant que cela ? Il importe certes d’établir des échelles de grandeur des crimes des uns et des autres mais surtout d’affirmer que les entreprises de même type commettent des crimes de même type pour des raisons similaires.

Il ne s’agit au aucun cas de minorer ou banaliser les horreurs commises par Wagner. Il s’agit d’en finir avec une hypocrisie et des indignations à géométrie variable. Le problème c’est Wagner car le problème ce sont les forces spéciales. Et, plus fondamentalement, tous les pouvoirs (étatiques ou privés) qui ont recours à ces outils, des machines à tuer, violer, terroriser, pour assoir leur domination.

FORCES SPÉCIALES ET MERCENAIRES ONT LE COEUR SITUÉ À L’EXTRÊME-DROITE
Skinhead avec un tatouage de SS et se faisant surnommé Wagner (c’est ce surnom qui aurait donné le nom au groupe), Dmitri Outkine ne pouvait mieux illustrer le lien entre forces spéciales dont il provient, mercenariat qu’il exerce et son idéologie d’extrême-droite. Or, si le journalisme occidental rappelle volontiers cette affiliation idéologique du Russe, il fait rarement de même quand il est question d’Erik Prince. Proche de l’administration Bush dans les années 2000, puis conseiller de l’ombre de Donald Trump, l’héritier multimillionnaire a pourtant toujours été un fanatique. Fervent catholique converti (issu d’une famille protestante pas moins exaltée, sa soeur, la milliardaire Betsy DeVos, était la ministre de l’Education de Trump), Erik Prince imagine ses mercenaire en nouveau Jérémie « reconstruisant le temple d’Israël, avec une épée dans une main et une truelle dans l’autre » [5].

Je ne suis pas parvenu à établir une affiliation politique particulière de Guzmán Decena (fondateur des Zetas mexicaines) mais, avant sa défection des forces spéciales, sa mission principale consistait à combattre (tuer, terroriser, harceler) les Zapatistes au Chiapas. Quant à Eeben Barlow, sa tendance politique se devine (pour le moins) par sa carrière dans l’armée sud-africaine qu’il quitte peu avant la fin de l’Apartheid.

Les patrons des entreprises de mercenaires ne sont pas des gauchistes, leurs employés non plus. Cela ne surprendra personne. Plus intéressant à noter, et plus inquiétant car cela correspond à beaucoup de de monde : les milices que forment ces mercenaires (ou les membres de forces spéciales) tendent, elles aussi, à être systématiquement d’extrême-droite.

L’une des missions assez courantes des forces spéciales consiste à créer des milices (qui peuvent prendre différents noms, souvent « d’auto-défense »), c’est-à-dire un groupe de civils armés. Or ces civils sont généralement politisés à l’extrême-droite ou ont une sensibilité de cet ordre (par exemple, des gens qui entretiennent un goût prononcé pour les armes ou le culte du corps). À ce titre, il est intéressant de rappeler une préhistoire possible des forces spéciales qui remonte au lendemain de la défaite de la France face à l’Allemagne en 1870. Dans les années 1880, l’état-major français pense que nombre d’Alsaciens et de Lorrains seraient susceptibles de mener des actions (renseignement ou sabotage) en faveur de la France en cas de nouveau conflit. Or, le recrutement de ces milices de l’ombre s’est principalement effectué dans les sociétés gymniques qui sont alors fédérées sous l’égide de la Ligue des patriotes de Paul Déroulède, l’une des toutes premières organisations d’extrême-droite française. Au-delà de cette anecdote, l’extrême-droite est le vivier prioritaire des militaires qui cherchent à former des milices.

DES BATAILLONS D’EXTRÊME-DROITE FORMÉES À L’ULTRA-VIOLENCE
Aussi, l’un des effets de très nombreuses « interventions » (guerres) menées par la France en Afrique, où sont envoyées presque systématiquement des forces spéciale, est de constituer des groupes de choc pour l’extrême-droite. Plus largement, toutes les guerres alimentent des droites prêtes à passer à l’action. Pour se convaincre de la réalité de ce phénomène, il suffit de rappeler quelques épisodes récents. Ainsi, en décembre 2022, le parquet antiterroriste allemand à mener une vaste opération pour démanteler un groupuscule qui, d’après les autorités allemandes, était prêt à mener un coup d’Etat. Ce groupe était, pour bonne part, composés de militaires, vétérans des forces spéciales (dont le fondateur des KSK, des unités des forces spéciales dont certaines ont été démantelées en 2020 du fait du trop grand nombre de néo-nazis en leur sein. Des militants qui ont probablement dérobé de grandes quantités d’explosifs et de munitions [6]). En France, en mai 2021, l’hebdomadaire d’extrême-droite publiait une seconde tribune de militaires anonymes (il avait déjà publié une autre tribune signée par des généraux à la retraite le 21 avril). Le texte, qui sous prétexte de prévenir une guerre civile appelle à cette guerre, ne laisse aucun doute sur le fait qu’il a été rédigé au moins en partie par des membres des forces spéciales.

Espérons qu’ils ne sont pas trop nombreux à rejoindre la guerre en Ukraine car, qu’ils aillent chez Wagner ou Mozart, ce sont des putschistes en puissance qui reviennent du front.

[1] https://www.lemonde.fr/international/article/2022/08/18/ukraine-dans-le-donbass-mozart-joue-une-petite-musique-de-guerre_6138304_3211.html

[2] https://twitter.com/kozako01/status/1570158571555553280

[3] https://www.letemps.ch/monde/irak-autant-miliciens-prives-soldats-americains-allies

[4] https://archive.vanityfair.com/article/2010/1/tycoon-contractor-soldier-spy

[5] Cité par Jeremy Scahill, Blackwater. The Rise of the World’s Most Powerful Mercenary Army, Serpent’s Tail, Londres, 2007, p. 86.

[6] https://www.opex360.com/2020/06/30/certains-de-ses-membres-etant-lies-a-lextreme-droite-les-forces-speciales-allemandes-vont-etre-reorganisees/

Originaux: Jérémy Rubenstein – lundi.am

Contre la démolition de nos retraites, pour nos salaires, tous en grève le 19 janvier !

Cela devait mettre les travailleurs KO. Eh bien, l’annonce de la retraite à 64 ans a eu l’effet inverse : des millions de travailleurs sont remontés et en colère contre cette nouvelle attaque et ils se préparent à faire grève et manifester jeudi prochain.

C’est une très bonne chose ! Il faut que nous soyons le plus nombreux possible à dire notre opposition à ce nouveau coup.

Dès qu’il s’agit des besoins des travailleurs, on nous explique qu’il n’y a plus d’argent. Il n’y a pas d’argent pour les salaires. Il n’y a pas d’argent pour les hôpitaux. Il n’y a pas d’argent pour l’école ni pour les transports en commun… Et maintenant il en manquerait pour les retraites. Le gouvernement et le patronat se moquent de nous !

Pour traverser la crise sanitaire, Macron et Le Maire, son trésorier en chef, ont trouvé plus de 200 milliards d’euros. Pour assurer la fameuse compétitivité des entreprises, chaque année, ils leur font cadeau de 160 milliards d’exonérations. Le dernier plan de relance prévoit de mettre 100 milliards sur la table en deux ans… Bref, profits et aides de l’État, l’argent coule à flot pour la grande bourgeoisie. Et pour un déficit des retraites qui oscillerait entre 10 et 15 milliards annuel, il n’y aurait pas de solution ?

Le problème du financement des retraites n’est pas une question démographique.

Est-il gravé dans le marbre que les retraites doivent être payées par les actifs, c’est-à-dire par les travailleurs ? Pourquoi ne pas puiser dans les profits et dividendes toujours astronomiques ? Ce serait cela, la véritable justice.

Notre labeur et notre sueur assurent des fortunes à la bourgeoisie. Ils garantissent le train de vie de familles entières de privilégiés et de leurs rejetons pendant des générations. Eux disposent de tout cet argent du berceau au tombeau et ils n’ont pas de problème de retraite. La moindre des choses est que ces richesses servent aussi à assurer un repos mérité aux travailleurs qui les ont produites.

  • Le problème de financement des retraites, c’est que la grande bourgeoisie ne veut pas payer. Dans la plupart des entreprises, le patronat a même refusé d’augmenter le salaire de base à la hauteur de l’inflation !

Les bourgeois déboursent des dizaines de millions pour s’acheter des jets, des yachts et des palaces. Mais mettre de l’argent pour assurer les vieux jours des travailleurs qu’ils ont exploités, c’est non. Tant qu’ils pourront écraser la condition ouvrière, intensifier l’exploitation et supprimer des droits à la population laborieuse, ils le feront.

Beaucoup de travailleurs n’auront pas la force de travailler jusqu’à 64 ans ou ne pourront pas cotiser 43 annuités. Ils n’auront donc pas une retraite pleine. Macron et ses sous-fifres le savent. Comme ils savent que l’âge de 64 ans correspond à l’espérance de vie en bonne santé et que 30 % des plus pauvres sont déjà morts à cet âge-là.

Mais ils n’ont aucun scrupule. Ils repartent en guerre contre les retraites car c’est une règle dans cette société : il faut que le magot des capitalistes grossisse, toujours et encore. Le maximum d’argent doit aller aux plus gros, aux plus riches, aux actionnaires, à la grande bourgeoisie, même si une bonne partie atterrit dans la spéculation.

Pour intimider ceux qui s’apprêtent à se mobiliser, ministres et patronat dénoncent les blocages et la pagaille qui pourraient en découler.

Comme s’ils n’étaient pas, eux-mêmes, à l’origine d’un chaos grandissant en laissant les mains libres aux affairistes et aux spéculateurs !

Alors jeudi, il faut se lever en nombre contre cette nouvelle attaque et engager le bras de fer ensemble, le privé avec le public, les travailleurs les plus jeunes avec les plus âgés.

Certains, des jeunes en particulier, se disent que la planète aura brûlé ou que la guerre la ravagera avant qu’ils ne partent à la retraite. Il est vrai que des crises et des dangers plus graves encore nous menacent. Mais c’est aussi en s’opposant pied à pied à chacune des attaques et des injustices que les travailleurs retrouveront la force de contester l’ensemble de cet ordre social.

La bataille qui s’engage nécessitera plus d’une journée de mobilisation.

Pour l’emporter, ce doit être un mouvement massif qui frappe les capitalistes au portefeuille et leur fasse craindre un embrasement général.

Pour l’heure, toutes les organisations syndicales sont unies. Mais nous ne pouvons pas nous en remettre aveuglément à elles.

Pour se développer, la mobilisation doit être propagée et contrôlée par les travailleurs de la base. Le succès de cette première journée doit donc être l’affaire de tous. Si nous, travailleurs, réussissons à mobiliser toutes nos forces, nous forcerons Macron à reculer.

Originaux: Nathalie Arthaud – LUTTE OUVRIÈRE

ALLONS-NOUS CONTINUER LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE ?

  • Allons-nous continuer la recherche scientifique ?, les lecteurs de lundimatin reconnaitront sans mal cette interrogation du mathématicien Grothendieck au CERN en 1972. Dans ce texte, un chercheur en physique propose de la reprendre, non pas là où elle a été laissée mais depuis là où nous en sommes aujourd’hui, en l’occurrence la recherche quantique, ses promesses, ses financements et sa réalité.

Le 4 octobre 2022, nous apprenions que le prix Nobel de physique était décerné à trois chercheurs, dont le français Alain Aspect, « pour ses expériences avec des photons intriqués, établissant les violations des inégalités de Bell et ouvrant une voie pionnière vers l’informatique quantique » [1].

  • Cocorico. Satisfecit des politiques et de nombreux scientifiques. Pour les médias, l’histoire de ce prix Nobel est un idéal, une illustration de la beauté de la science fondamentale qui débouche sur des technologies, solutions à nos problèmes et amélioration de notre société ! Décortiquons cet idéal et ses dessous, faisons-en ressortir ses faces les moins brillantes…

Interrogé sur ce prix, Serge Haroche, le lauréat du prix Nobel dix ans plus tôt également en physique quantique, explique que les recherches d’Alain Aspect « étaient motivées par la curiosité et pas par les applications. C’est une illustration formidable de l’utilité de la science inutile, comme on dit parfois » [2]. Lors de conférences de presse et d’interviews [3], Alain Aspect passe un beau message à la jeunesse pour s’engager dans la science « parce que c’est passionnant et formidable, et parce qu’on sait bien qu’il n’y a pas assez de scientifiques dans ce pays. […] La science n’est pas l’ennemie des problèmes des jeunes actuels, c’est-à-dire le problème du réchauffement climatique, la science est la solution. Lancez-vous dans la science avec l’objectif de résoudre ces problèmes qui vous intéressent. Ce n’est pas en niant la science que vous y arriverez. »

Après les questions sur la physique, on passe très vite dans les médias à la question de l’utilité de cette recherche pour la société, c’est-à-dire sa finalité, les applications, ce à quoi ça sert, ce qu’on appelle maintenant significativement « valorisation ». Car ces découvertes auraient permis de lancer « la seconde révolution quantique », celle qui met en pratique des concepts purement quantiques pour réaliser des applications utiles.

L’histoire est belle et montrée en modèle pour les générations futures : une science pure désintéressée, un chercheur excellent, beaucoup de travail, des découvertes, des applications utiles pour le progrès de la société. CQFD.

En fait, l’histoire semble s’inverser. Certes, les expériences d’Alain Aspect qui lui ont valu le prix arrivent au début des années 80 après l’histoire très riche de la mécanique quantique de la première moitié du XXe siècle. Mais aujourd’hui ce sont clairement les applications qui poussent la recherche fondamentale. Le physicien et philosophe des sciences Jean-Marc Lévy-Leblond décrit le phénomène :

L’efficacité pratique lentement et péniblement acquise de la connaissance scientifique (ce n’est pas avant la seconde moitié du XIXe siècle que la science féconde en retour la technique dont elle est issue) s’est accrue au point que l’essence de la technique a reflué sur la science : le faire reprend la main sur le savoir. Et le court-circuit désormais organisé entre connaissance fondamentale et sa mise en œuvre ne permet plus à la première de se développer suffisamment pour assurer la maîtrise de la seconde : la confusion entre recherche et développement finit par obérer l’une et l’autre. C’est là le sens profond qu’il faut donner à l’expression “technoscience.” [4]

Cette nouvelle structuration de la science apparait d’abord dans le fonctionnement économique de la recherche aujourd’hui. On sait que depuis la création en 2005 de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), institution maintenant pierre angulaire de la recherche en France, le financement de la recherche fonctionne de plus en plus sur appels d’offres, c’est-à-dire qu’il faut prédire et « vendre » ce qu’on va trouver, situation pour le moins contradictoire pour l’exploration scientifique sans finalité. Les projets ANR « blancs », c’est-à-dire sans un affichage thématique fort où ce sont les chercheurs qui proposent un sujet et non l’appel d’offre, sont maintenant minoritaires et le succès de leur financement augmente même fortement lorsque que l’utilité de la recherche proposée est démontrée ou, encore mieux, lorsqu’une entreprise y participe.

  • Concernant la physique quantique, l’histoire récente montre à quel point ce sont les gigantesques investissements industriels qui poussent les institutions publiques à financer à leur suite le domaine [5]. Les entreprises GAFAM ont investi ces toutes dernières années chacun des dizaines de milliards de dollars dans la recherche et développement en physique quantique ! Google a créé un campus entier à Santa Barbara dédié à la quantique, Amazon idem à Caltech, le chinois Alibaba va ouvrir huit centres de recherche… C’est aussi en dizaines de milliards que les géants industriels de l’informatique, IMB, Microsoft, Intel… investissent dans les technologies quantiques. Se livrant à une vraie guerre technologique contre la Chine, les Etats-Unis débloquent des milliards de dollars pour la recherche publique américaine sur les technologies quantiques et l’intelligence artificielle.

La France suit le train. Du côté privé, de gros acteurs industriels investissent également en France, comme Thalès, géant national de l’armement, de la sécurité et de l’aérospatiale, et Atos, entreprise spécialisée dans les supercalculateurs et la cybersécurité. Des start-ups de la « deep-tech » ont levé ces dernières années des millions dans le quantique. Alain Aspect en a d’ailleurs co-fondé une, Pasqal, et conseille une seconde, Quandela, toutes deux financées par de nombreux investisseurs privés et publics : fonds d’investissements, banques publiques d’investissement, Ministère des Armées, Région etc. [6]. Du coté public, l’Etat commande en 2020 un rapport « Quantique : le virage technologique que la France ne ratera pas ». Un intense lobbying a lieu pour promouvoir cette soi-disant seconde “révolution quantique” qui, par cette terminologie, fait briller ses acteurs actuels en les plaçant au niveau des inventeurs de la mécanique quantique : Planck, Einstein, Bohr, Schrödinger… L’arrivée d’acteurs privés dans le développement des technologies quantiques est un « changement de paradigme » et la France ne doit pas se laisser distancer par cette rude concurrence [7]. En 2021, Emmanuel Macron lance le Plan Quantique et dégage (c’est-à-dire prend ailleurs) 1,8 milliards d’euros en faveur des technologies quantiques [8]. En parallèle, le ministère des armées propose également des financements dans ce domaine [9]. Peut-être significativement sans doute pour faire plus viril, l’adjectif substantivé ’quantique’ passe du féminin au masculin : les étudiants parlaient entre deux cours de LA quantique, c’est maintenant LE quantique qui arrive en force à la mode chez les industriels et les médias.

  • Tout cet argent investi en France va bénéficier en partie aux laboratoires publics, mais avec toujours en ligne de mire cette course aux technologies lancée par les industriels. La logique des appels d’offres pousse les chercheurs à orienter leur recherche dans le sens de la mode pour augmenter leurs chances de financement. L’argent manquant globalement pour la recherche, il est concentré sur des thématiques considérées comme stratégiques par le pouvoir. Au contraire d’ouvrir des portes vers des sujets inexplorés, cette logique renforce la compétition entre équipes pour décrocher un financement dans quelques thèmes ciblés. C’est donc les bons élèves, c’est-à-dire les projets qui collent le plus aux stratégies nationales, qui seront les mieux dotés. Et c’est finalement tout un pan de la physique (physique du solide, science des matériaux) qui glisse doucement vers la technoscience, qui suit donc la logique impulsée par les industries des hautes technologies et du numérique.

Quelles sont finalement ces technologies quantiques qui excitent tant les puissants de ce monde ? Les technologies phares sont la cryptographie quantique, la simulation et l’ordinateur quantique. La première est aujourd’hui déjà commercialisée par certaines entreprises et sert à sécuriser les télécommunications. Elle intéresse donc évidemment beaucoup les militaires. La mise en œuvre pratique des simulateurs et ordinateurs quantiques est beaucoup plus hypothétique. Si certains n’y croient pas du tout [10], même Alain Aspect a des doutes : « Peut-être aura-t-on un ordinateur quantique, peut-être ne l’aura-t-on jamais, je ne sais pas » [11]. Ce qui est sûr c’est que, contrairement à ce que le terme d’« ordinateur » laisse sous-entendre, s’ils voient le jour, les ordinateurs quantiques ne seront pas des PC super puissants que l’on pourra utiliser bientôt à la maison, mais de grosses machines, très chères, fonctionnant dans des conditions de températures extrêmes, donc abordables uniquement pour les grandes entreprises. Pour quoi faire ? La communication du gouvernement est comme souvent hypocrite et mystificatrice en mettant en avant la santé, la préservation de l’environnement et les déplacements quotidiens… [12]. Mais il s’agit bien de faire des calculs, des algorithmes, des prédictions, des optimisations. Toujours plus vite, toujours plus fort. Calculer quoi ? Tout. Mais vu les entreprises intéressées par ces nouvelles technologies : EDF, Total, Thalès, Crédit Agricole, Goldman Sachs, IBM, Google, Amazon, Huawei, Alibaba… on peut vite comprendre à quoi cela pourra servir : augmenter les profits dans la finance, optimiser des applications militaires, prédire nos comportements et leur utilisation par les GAFAM, vendre encore plus de téléphones et de produits pétroliers… Rien de nouveau en soi, juste une forte accélération du pire de notre monde.

Alors, allons-nous continuer la recherche en physique quantique si elle est finalement toute tournée vers ces technologies mortifères ? Question que se posait le mathématicien Médaille Fields (le Nobel en maths) Alexandre Grothendieck en 1972 à propos de la recherche scientifique en général, au moment où il quittait définitivement le monde de la recherche [13]. Il montrait le caractère délétère des relations humaines dans le monde de la recherche, qui ont peut-être changé depuis mais restent néanmoins minées par l’exploitation des jeunes précaires, la domination des hommes mandarins, la concurrence et le désir de pouvoir. Grothendieck dénonçait aussi déjà le financement militaire de la recherche. Il expliquait avant l’heure les conséquences désastreuses qu’ont la recherche et les techno-industries sur notre planète, et proposait des modèles alternatifs de recherche par les citoyens, dans ce qu’on appellerait aujourd’hui l’agro-écologie ou la permaculture. Pour lui, toute recherche est détournable et a toujours été détournée par le passé. Il posait la question de la place prépondérante de la science dans la société, par exemple sur les questions de santé, du passage obligé par des traitements médicamenteux, de la réception de la maladie et notre besoin de normes rationalisées. Plus généralement, il remettait en cause le rôle des chercheurs spécialistes « experts » dans les prises de décisions politiques.

Si in fine la recherche nuit à la planète et à notre santé en participant à un capitalisme débridé… à quoi bon continuer ? Est-ce que, comme le dit Alain Aspect, il n’y a vraiment pas assez de scientifiques dans ce pays ? La science est-elle la solution aux problèmes des jeunes et au réchauffement climatique comme il l’affirme ? Ou au contraire une des sources de ces problèmes ?

  • Au-delà de l’utilité pratique de la science, plusieurs réponses sont souvent données pour montrer l’intérêt de la science pour la société. La première réponse est que le but de la science est aussi de nous faire rêver, d’assouvir notre soif naturelle de savoir, de curiosité. La science est ’passionnante et formidable’ dit Alain Aspect. Elle est souvent comparée aux arts, destinée à notre plaisir, au développement de notre imaginaire, de notre créativité… Certes, mais est-ce que la société est prête à payer le prix, symbolique et économique, de cette recherche à double tranchant ? La physique quantique expérimentale demande énormément de moyens, des infrastructures géantes très coûteuses sont nécessaires. Payer autant de chercheurs en vaut-il la peine si c’est pour ne faire rêver qu’une partie restreinte de la population ? Car la recherche aujourd’hui n’est pas accessible à tous : pour la mener, il faut savoir se plier à son système de pouvoir, et on fait bien comprendre aux non-spécialistes que pour la comprendre, il faut être au-dessus du lot et faire un bac+8. Les arts, au contraire, peuvent être encore pratiqués par tout un chacun et bénéficier à tous, tant que l’Art institutionnel n’a pas encore écrasé et uniformisé l’art populaire. L’art peut se revendiquer politique, alors que la science se pare dans l’impartialité et se dit sans odeur…
  • La seconde réponse, qu’on se donne souvent à soi-même pour se disculper en tant que chercheur, est que la recherche fondamentale n’a pas de fin en soi mais que c’est son utilisation qui peut poser problème. Ce ne serait pas les chercheurs qui seraient responsables de l’utilisation de leurs travaux et de leurs expertises mais ’ceux qui décident’. On se dit que même dans cet écosystème actuel de la recherche qui nous pousse vers la technique, il faudrait que certain·es continuent à se battre pour faire une science inutile, qui pourra aboutir, ou pas, dans 20 ou 50 ans à des applications. Qu’il faudrait simplement laisser les scientifiques travailler tranquillement, et que c’est aux citoyens de s’investir et de s’emparer des choix de l’utilisation des découvertes scientifiques.

Mais serait-on donc capable aujourd’hui d’organiser la société pour que la science soit faite par et pour les citoyens, pour éviter que le système capitaliste fasse main basse sur les idées sorties des laboratoires ? Serait-on capable de laisser de côté les experts et admettre enfin que la science n’est pas la solution à tous nos problèmes, de repolitiser nos choix de société ? Est-ce possible de réinventer la recherche scientifique pour la rendre responsable [14] ?

A observer aujourd’hui comment nos gouvernants, nos grands chefs d’entreprises et maintenant nos honorables représentants du monde scientifique, et à leur suite la grande majorité des chercheurs, font partie intégrante et acceptent les rouages du système, rien n’est moins sûr…

[1] https://www.nobelprize.org/prizes/physics/2022/prize-announcement/

[2] https://www.lemonde.fr/sciences/article/2022/10/04/le-nobel-de-physique-recompense-alain-aspect-pionnier-de-la-seconde-revolution-quantique_6144346_1650684.html

[3] Conférence de presse : https://www.youtube.com/watch?v=-6ah-JhEGKs ; Interview sur France Inter : https://www.youtube.com/watch?v=wu9BwLoN5lw

[4] Jean-Marc Lévy-Leblond, Impasciences, Edition Seuil, 2003.

[5] https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/04/11/les-entreprises-fascinees-par-la-revolution-quantique_6076388_3234.html

[6] Voir les pages financement des start-ups : https://pasqal.io/about/ et https://www.quandela.com/partners/

[7] Interview de Pascale Senellart-Mardon, chercheuse en physique fondamentale qui a créé une start-up dans le domaine : https://leblob.fr/videos/la-revolution-quantique-est-deja-dans-les-labos

[8] Page du gouvernement https://www.gouvernement.fr/actualite/18-m-eu-en-faveur-des-technologies-quantiques et critique dans lundimatin : https://lundi.am/La-dualite-quantique-de-Macron

[9] https://anr.fr/fr/detail/call/accompagnement-specifique-des-travaux-de-recherches-et-dinnovation-defense-appel-a-projet-themati/

[10] Deux personnes qui doutent de l’avènement de l’ordinateur quantique : https://korii.slate.fr/tech/technologie-ordinateur-quantique-est-il-voue-echec-qubit-decoherence-correction-erreurs-google-ibm et https://blogs.mediapart.fr/edition/au-coeur-de-la-recherche/article/220221/lordinateur-quantique-un-objectif-impossible-atteindre

[11] https://www.larecherche.fr/physique-prix-nobel/alain-aspect-la-seconde-r%C3%A9volution-quantique-conduira-%C3%A0-des-applications

[12] Voir note 8

[13] Voir la note de lecture sur la parution du texte de Grothendieck : https://lundi.am/Allons-nous-continuer-la-recherche-scientifique et l’analyse du chercheur François Graner : https://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=1573

[14] https://sciencescitoyennes.org/manifeste-pour-une-recherche-scientifique-responsable/

Originaux: lundi.am

LA COUPE DU MONDE JUSQU’À LA LIE

Une semaine s’est écoulée depuis le coup d’envoi du premier match de la coupe du monde de football organisée au Qatar. Lundi dernier, nous partagions un texte d’analyse et un clip vidéo décortiquant les multiples scandales (sociaux, politiques, esthétiques) qui structurent la dernière édition de ce qui s’impose, tous les quatre ans, comme un évènement sportif et médiatique incontournable.

  • Ce lundi, « Le flâneur » nous propose de mettre à jour nos catégories d’analyse, et de voir dans la coupe du monde de 2022 une expérience absolue de mise à distance pour le téléspectateur, où ce qui s’inscrit à l’écran, dans « un environnement aussi propre que la morgue », ne traverse peut être plus grand monde.

L’irréalité, la grande danseuse des Temps modernes, se voit dérouler à chaque instant un boulevard devant elle, infini, sans contours ni limites.

« Assister à un match de coupe du monde », c’est-à-dire pour quelques milliards de spectateurs mater le match à la télé, sur l’écran le plus large possible, dans le home-cinéma ou dans un rade ou dans l’entreprise, ou en extérieur quand le temps s’y prête, voilà la proie abandonnée pour l’ombre la plus pâle, la plus déformée, l’illusion des spectres bouillant dans la marmite à potage du Cuistot central de l’Enfer cathodique.

On se délecte de la séparation, de la distance, du confort de l’évènement vécu chez soi entre soi ou entre potes, on se torche la gueule à qui mieux mieux ou l’on savoure un thé d’esthète du foot dans son salon, mais dans tous les cas, dans ces cas-là, si massivement majoritaires, la réalité des matchs, où qu’ils se déroulent, au Qatar ou au Luxembourg (là-bas jamais, presqu’une farce de l’y imaginer), est anéantie. ON n’assiste pas à un match de foot, « en live », en chair et en os parmi des êtres de chair et d’os et les clameurs, les cris, les silences de suspens, les beuglements des supporters, les bastons en fin ou en cours de match (celles-ci découragent peut-être plus encore ? « y aller pour me faire péter la gueule, c’est pas la peine ! »). Non, ON n’assiste à rien d’autre qu’à ce que les caméras de télé veulent bien retransmettre du match, c’est-à-dire à une doublure savamment orchestrée, filmée dans le détail de ses actions majeures, sélectionnées par un art particulier de l’Oeil expert et trompeur, qui recompose le match à sa dé-mesure, à son cadre, sous les vociférations des commentateurs canins.

  • Voilà ce qu’ON nous vend comme la réalité du ON qui prétend « assister à un match de coupe du monde », à la télé. Et tout le monde le sait parfaitement, sait que dans les tribunes c’est tout à fait autre chose, c’est d’abord qu’on ne voit pas tout, contrairement à « la couverture » des caméras de télé qui donne le change. Parfois, sous le coup d’une émotion, d’un éclat de rire, d’un échange de mots avec le copain placé sur le rang de derrière, on rate un but, la vision d’un but, ou d’une action décisive, et l’autre est alors invité à nous la raconter, si lui-même ou elle-même l’a vue. C’est ça assister à un match, de coupe du monde ou du village du coin, lequel ne sera jamais retransmis, longue vie à lui !
  • Croit-on sérieusement que, dans ces conditions, le téléspectateur des matchs de coupe du monde soit touché par le fait que c’est au Qatar que la finale va se dérouler ? Au final, pour la finale, c’est le même écran qu’il regardera, le même cadrage, les mêmes mouvements filmés, les mêmes actions de but repassées en boucle, les mêmes commentateurs débiles vomissant dans la langue de chaque pays.

L’esthète coupera le son, s’abstraira encore plus de « l’ambiance », s’en remettra à la pure intelligence de l’action, au sublime jeu collectif, à l’art pour l’art de telle starlette à millions de telle équipe, dont le jeu de jambes, les feintes, l’habileté, la fougue, l’élan, la maîtrise et l’improvisation, la Pensée du jeu, la souveraineté de la décision instantanée le subjugueront : il s’en remettra à l’image, sans s’abaisser à partager le litron de rouge du supporteur moyen au comptoir. Que le Qatar soit tout ce que l’on dit de lui, et plus encore, rien à battre ! Il n’y a que les militants qui s’en émeuvent et mouillent leur chemise de sueurs aussi froides que leurs idées.

  • Le mystère reste donc entier : comment, malgré l’évidence de la séparation la plus commémorée, la plus solennelle, la plus sacrée, malgré ce qui saute aux yeux comme un coup de pied au cul (et non dans le ballon), malgré ce qui crève l’écran, c’est à l’aveuglement total qu’on s’en remet, au mirage le plus éblouissant dans le désert spectaculaire, au simulacre le plus grossier ?

Cela, bien avant la débauche ubuesque de fric et la saleté politique de l’évènement sous un régime hautement condamnable parmi tant d’autres (dont le nôtre pour d’autres et pour les mêmes raisons complices), cela nous dit que le Spectacle ne suffit plus comme arme critique de l’aliénation, le Spectacle est dépassé. C’est l’acquiescement, le consentement, même et en particulier chez les intellectuels les plus critiques, à la contemplation irréelle de l’évènement entièrement fabriqué comme le plus grand, l’Incontournable du Jour, à travers la retransmission comme condition normative de cette contemplation, qui arriment le désir d’en jouir, avec plus ou moins de raffinement, et de manière non négociable.

Malgré la prolifération de par le monde, comme dans un paysage de science-fiction, d’infrastructures bétonnées toutes plus affreuses les unes que les autres, aucune ne pourra d’évidence accueillir pour la finale les milliards de consommateurs avides de foot ; il faut que le vrai stade soit donc à l’écran, il faut que le vrai stade soit le faux. La présence dans les tribunes n’est d’ailleurs plus du tout souhaitée pour une masse considérable de téléspectateurs, bien en deçà du prix repoussoir car exorbitant des places qui peut encore faire barrage. Il faut ne plus assister vraiment, réellement à un match de foot pour garantir qu’on va bien assister à ce simulacre d’un raffinement à distance, la condition d’en être c’est de ne surtout plus y être.

C’est en ce moment le foot dont on parle, dont on hurle, dont on crache, mais bien entendu cela vaut pour tous les sports retransmis, voir les échanges feutrés des tennismen/women sur le court, le quasi silence des jeux olympiques d’athlétisme, le tout dans un environnement aussi propre que la morgue, mais aux couleurs chatoyantes rehaussées par la caméra, et sous le verbiage desséché des commentateurs. Je connais un copain qui passe ses nuits devant son écran lors de la retransmission des jeux olympiques d’athlétisme, c’est une drogue, une addiction qu’il reconnaît, vautré parmi ses canettes de bière gisant vides au pied du divan (mais cette image n’est pas fatale). Oui, pour d’autres ce seront les images de guerre de partout dans le monde, d’autres des films de cul amateur, d’autres encore des vrais accidents de la route diffusés sur youtube. « À chacun sa merde » disait un consommateur à la caisse de la supérette, quand un pote derrière lui lui laissait entendre qu’il achetait de la piquette en guise de pinard. « À chacun sa merde », ainsi sonne le glas de la communauté désoeuvrée de tou.te.s les paumé.es de l’irréalité, qui renvoient chacun chacune en effet à « sa merde » dans le huis clos d’un désespoir qui n’ose pas dire son nom ou qui s’ignore à jamais. Mais le foot se distingue encore en conjuguant l’irréalité de l’évènement lui-même dans sa chair, sa matérialité, avec le semblant d’une communauté d’identification ou de goût, dont la manifestation la plus mièvre est sans doute « mater un bon match à la télé en famille », avec ambiance redoublée de celle qu’on perçoit par le son réducteur à l’écran.

  • « Oh la la, mais toi là, tu fais ton cake, tu ne te livres jamais à aucune de ces cérémonies, tu ne cèdes jamais à ton plaisir au prétexte de ne jamais céder sur ton désir ? Tu fais le fier, l’arrogant, ton chevalier de la foi, nous sommes tous aliénés jusqu’au trognon, et toi au-dessus de la mêlée, c’est ça ? ». Au-dessus non, hors d’elle oui, autant que possible, en tout cas hors de question de croire que « j’assiste à un match de coupe du monde » quand je ne suis jamais que planté là devant un écran qui voudrait me le faire croire, et même en sachant que je n’y crois pas. « Mais nous non plus on n’y croit pas, qu’est-ce qu’on s’en fout au final, s’ils jouent admirablement et qu’on peut le percevoir et s’en réjouir, voilà le pied ! ».

Oui. Un ami de Sarajevo, pendant la fin du siège, me racontait qu’au début, en pleine période de massacre quotidien, les employés des administrations durant leur journée de travail au bureau jouaient à des jeux vidéo sur leurs ordinateurs, et rechignaient à recevoir les plaignants, jusqu’à ce que leur immeuble soit pilonné à son tour. Nul doute que si demain la guerre civile éclate ici, de forte intensité, sous les hostilités on regardera encore du foot à la télé, ou l’on jouera, sauve qui peut la vie, au foot avec des gamelles en ferraille, comme dans tous les terrains vagues des pays dévastés font les mômes en haillons en arborant les t-shirts des stars du ballon rond, en connaissant leurs noms par cœur, leurs tronches, et leurs plus belles passes, car ces mômes sont déjà des grands footballeurs en herbe. Ce n’est plus alors affaire de consommation choisie, de boycott des images et des retransmissions. Ce n’est pas non plus appeler la catastrophe finale à la rescousse, baver une vérité apocalyptique à la petite semaine en guise de remontrance « éthique ».

  • Dans L’enfance de l’art, Godard et Miéville filmaient « des enfants qui jouent au foot dans des ruines, tandis que des avions passent au-dessus de leur tête et que le bruit d’un mortier succède à celui de la chaussure qui frappe le cuir (…) La guerre comme un match de football, le match de football comme guerre (…) Godard, grand amateur de foot, qui affirma que « si le communisme a jamais existé, c’est l’équipe du Honved de Budapest qui l’a le mieux incarné »(…) Godard, qui n’avait que mépris pour la façon dont la télévision filme le football, soudainement surdécoupé, surzoomé, surinterprété, fabriqué comme un spectacle mensonger, digne de ces mauvais films dont l’équipe en promo vante la qualité, comme si elle affirmait enchaîner des buts après avoir « pris 12-0 contre n’importe qui » (So foot.com, Jean-Marie Pottier)… Paix à son âme.

Il s’agit donc de ne plus se raconter des salades, surtout si l’on a pour devise : « refuser le capitalisme c’est d’abord tout faire pour ne pas contribuer à sa reproduction ». Comment faire en la circonstance ? Je vous laisse la réponse, et le coup d’envoi. Tout ce que je sais, c’est que « je n’assiste et n’assisterai à aucun match de coupe du monde », ni en finale au Qatar, ni devant un écran géant ou celui minuscule de mon smartphone (je n’ai pas de forfait internet). Car le foot, dans ces conditions, ça m’emmerde au plus haut point.

Le flâneur

Source: lundi matin.am

You are under contrôle: French elites privately fear the US and new research explains why

New research published by France’s Ecole de Guerre Economique has revealed some extraordinary findings about who and what the French intelligence services fear most when it comes to threats to the country’s economy.

The findings are based on extensive research and interviews with French intelligence experts, including representatives of spy agencies, and so reflect the positions and thinking of specialists in the under-researched field of economic warfare.

Their collective view is very clear – 97 percent consider the US to be the foreign power that “most threatens” the “economic interests” of Paris.

Who is your true enemy?

The research was conducted to answer the question, “what will become of France in an increasingly exacerbated context of economic war?”. This query has become increasingly urgent for the EU as Western sanctions on Moscow’s exports, in particular energy, have had a catastrophic effect on European countries, but have not had the predicted effect Russia. Nor have they hurt the US, the country pushing most aggressively for these measures.

Yet, the question is not being asked in other EU capitals. It is precisely the continent-wide failure, or unwillingness at least, to consider the “negative repercussions on the daily lives” of European citizens that inspired the Ecole de Guerre Economique report.

  • As the report’s lead author Christian Harbulot explains, ever since the end of World War II, France has “lived in a state of the unspoken,” as have other European countries.
  • At the conclusion of that conflict, “manifest fear” among French elites of the Communist Party taking power in France “strongly incited a part of the political class to place our security in the hands of the US, in particular by calling for the establishment of permanent military bases in France.”
  • “It goes without saying that everything has its price. The compensation for this aid from across the Atlantic was to make us enter into a state of global dependence – monetary, financial, technological – with regard to the US,” Harbulot says. And aside from 1958 – 1965 when General Charles de Gaulle attempted to increase the autonomy of Paris from Washington and NATO, French leaders have “fallen into line.”

This acceptance means aside from rare public scandals such as the sale of French assets to US companies, or Australia canceling its purchase of French-made submarines in favor of a controversial deal with the US and UK (AUKUS), there is little recognition – let alone discussion – in the mainstream as to how Washington exerts a significant degree of control over France’s economy, and therefore politics.

As a result, politicians and the public alike struggle to identify “who their enemy” truly is. “In spheres of power” across Europe, Harbulot says, “it is customary to keep this kind of problem silent,” and economic warfare remains an “underground confrontation which precedes, accompanies and then takes over from classic military conflicts.”

This in turn means any debate about “hostility or harmfulness” in Europe’s relations with Washington misses the underlying point that “the US seeks to ensure its supremacy over the world, without displaying itself as a traditional empire.”

  • The EU might have a trade surplus of 150 billion euros with the US, but the latter would never willingly allow this economic advantage to translate to “strategic autonomy” from it. And this gain is achieved against the constant backdrop of – and more than offset by – “strong geopolitical and military pressure” from the US at all times.

I spy with my Five Eyes

Harbulot believes the “state of the unspoken” to be even more pronounced in Germany, as Berlin “seeks to establish a new form of supremacy within Europe” based on its dependency on the US.

  • As France “is not in a phase of power building but rather in a search to preserve its power” – a “very different” state of affairs – this should mean the French can more easily recognize and admit to toxic dependency on Washington, and see it as a problem that must be resolved.

It is certainly hard to imagine such an illuminating and honest report being produced by a Berlin-based academic institute, despite the country being the most badly affected by anti-Russian sanctions.

  • Some analysts have spoken of a possible deindustrialization of Germany, as its inability to power energy-intensive economic sectors has destroyed its 30-year-long trade surplus – maybe forever.

But aside from France’s “dependency” on Washington being different to that of Germany, Paris has other reasons for cultivating a “culture of economic combat,” and keeping very close track of the “foreign interests” that are harming the country’s economy and companies.

  • A US National Security Agency spying order sent to other members of the Five Eyes global spying network – Australia, Canada, New Zealand, and the UK – released by WikiLeaks, shows that since at least 2002 Washington has issued its English-speaking allies annual “information need” requests, seeking any and all information they can dig up on the economic activities of French companies, the economic and trade policies of France’s government, and the views of Paris on the yearly G8 and G20 summits.

A US National Security Agency spying order sent to other members of the Five Eyes global spying network – Australia, Canada, New Zealand, and the UK – released by WikiLeaks, shows that since at least 2002 Washington has issued its English-speaking allies annual “information need” requests, seeking any and all information they can dig up on the economic activities of French companies, the economic and trade policies of France’s government, and the views of Paris on the yearly G8 and G20 summits.

Whatever is unearthed is shared with key US economic decision-makers and departments, including the Federal Reserve and Treasury, as well as intelligence agencies, such as the CIA. Another classified WikiLeaks release shows that the latter – between November 2011 and July 2012 – employed spies from across the Five Eyes (OREA) to infiltrate and monitor the campaigns of parties and candidates in France’s presidential election.

  • Washington was particularly worried about a Socialist Party victory, and so sought information on a variety of topics, “to prepare key US policymakers for the post-election French political landscape and the potential impact on US-France relations.”

Of particular interest was “the presidential candidates’ views on the French economy, what current economic policies…they see as not working, and what policies…they promote to help boost France’s economic growth prospects[.]”

The CIA was also very interested in the “views and characterization” of the US on the part of presidential candidates, and any efforts by them and the parties they represented to “reach out to leaders of other countries,” including some of the states that form the Five Eyes network itself.

  • Naturally, those members would be unaware that their friends in Washington, and other Five Eyes capitals, would be spying on them while they spied on France.

It was clearly not for nothing that veteran US grand strategist and former Secretary of State Henry Kissinger once remarked, “to be an enemy of America can be dangerous, but to be a friend is fatal.”

Source: Felix Livshitz – RT

Crise énergétique – vers une récession violente et potentiellement durable en Europe

Avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, fin janvier 2022, l’inflation était déjà à un niveau très élevé aux Etats-Unis : 7,5%.

Des pertes de pouvoir d’achat de 3% pour les ménages américains y ont déclenché une baisse de la consommation et une récession aux 1er et 2e trimestres 2022.

Avec la hausse des prix de l’énergie et l’inflation qui perdure, la récession n’est bien sûr pas terminée. L’Europe était et est aujourd’hui dans la même situation, en pire.

  • Peu après le déclenchement de la guerre, les Européens décidèrent d’appliquer progressivement un embargo sur le pétrole, le charbon et enfin sur le gaz russe.

Sur le gaz, Poutine les a pris de vitesse et a mis en place un quasi embargo avant que l’embargo européen ne s’applique.

Ces sanctions ont presque fait doubler le prix du pétrole et du charbon et multiplié par 10 à 20 le prix du gaz livré en Europe.

Cette décision de l’Union européenne de se couper d’un tiers de son approvisionnement en énergie est du jamais vu et ressemble malheureusement à un suicide économique de l’Europe.

La perte de pouvoir d’achat des ménages liée à l’inflation atteint aujourd’hui 5% en Europe, ce qui déclenchera rapidement une récession.

Mais il y a bien pire encore. Si le pétrole et le charbon sont des produits facilement transportables dont l’Europe ne devrait pas manquer, il n’en est pas de même pour le gaz. Il se transporte dans des pipelines nécessitant cinq à sept ans de construction ou par une flotte de bateaux méthaniers accompagnée d’usines de liquéfaction et de gazéification qui nécessiteront cinq ans de construction. Sans compter le temps pour les pays producteurs d’augmenter fortement leur production pour l’Europe. Nous avons donc un problème de manque de gaz insoluble à court terme, qui se résoudra dans cinq ans minimum. 20% de l’énergie et de l’électricité proviennent du gaz en Europe. 40% du gaz provenant de Russie, il manquera environ 8% d’énergie et 8% d’électricité en Europe cet hiver.

Concernant la France, le parc nucléaire est à moitié à l’arrêt.

EDF a été malmenée depuis une vingtaine d’années.

L’Arenh décidé par Sarkozy sur injonction de l’Union européenne l’oblige à vendre 20% de son électricité en dessous de son coût de revient à des concurrents privés, ce qui l’affaiblit chaque année d’avantage.

EDF a été introduite en bourse et a dû s’occuper de ses dividendes et actionnaires privés plus que de la maintenance à long terme de ses centrales nucléaires.

Enfin, Hollande puis Macron décidèrent de fermer en 2020 Fessenheim, Macron écrivant dans la loi que dix autres centrales nucléaires seraient fermées en dix ans.

  • Cette attrition du nucléaire et la parole de feu des médias contre cette énergie a rendu difficile l’embauche de jeunes ingénieurs et soudeurs pour la maintenance des centrales.

Cette filière n’était pas une filière d’avenir.

Voilà comment nous sommes arrivés au point où la moitié des centrales soient aujourd’hui fermées. Posons l’hypothèse raisonnable qu’EDF réussisse à avoir trois quarts de ses centrales nucléaires en production cet hiver.

Nous devrons malgré tout importer beaucoup plus d’électricité que les autres années lors des pics de consommation de l’hiver.

Or, les autres pays européens seront en pénurie à cause du manque de gaz et ne nous en vendront pas. Nous aurons donc de fortes pénuries d’électricité cet hiver, parfois plusieurs jours de suite selon mes calculs faits à partir de la consommation d’électricité de l’année 2019 (données open source de RTE) et d’économies d’énergie réalistes. Bien sûr, le niveau des températures jouera aussi un rôle amortisseur ou amplificateur.

Il y aura aussi de possibles pénuries de gaz et au minimum un gaz très cher en France cet hiver.

Bien que la France ne soit dépendante de la Russie qu’à hauteur de 10-15%, Macron a décidé de vendre un montant représentant annuellement 10% de notre consommation de gaz à l’Allemagne pour aider notre voisin dépendant à 55% du gaz russe !

«Pénuries d’électricité et de gaz, énergie chère seront donc au rendez-vous.»

Pire, l’Union européenne a construit un «marché européen du gaz» et «un marché européen de l’électricité» accompagnés de nombreux instruments de spéculation et de nombreux spéculateurs. Ces marchés amplifient la hausse des prix. La déréglementation des tarifs du gaz et de l’électricité fait fluctuer violemment les prix payés par les entreprises, chacune étant liée à des opérateurs privés souvent fragiles via des contrats différents, parfois dangereux.

Le patron de système U expliquait il y a peu que sa facture d’électricité doublerait en 2023 quand le facteur 4 à 6 a été appliqué pour d’autres entreprises.

Pénuries d’électricité et de gaz, énergie chère seront donc au rendez-vous Déjà des entreprises françaises énergivores comme Arc, Duralex et Ascometal ferment «temporairement» des usines. La moitié des fonderies européennes ont fermé et une association de grosses entreprises européennes explique qu’elles sont menacées dans leur existence même. Arcelor Mittal, le géant de l’acier, tire aussi le signal d’alarme. La disparition de ces entreprises poserait des problèmes à toute l’industrie localisée en Europe par un effet domino qui peut aller très loin. La récession que nous subirons en Europe risque donc d’être une des plus violentes depuis 1945 et causera des dégâts potentiellement irréversibles à notre tissu industriel.

A cela se rajoutera un élément très défavorable : l’économie vit en zone euro depuis huit ans avec des taux à 0%. Une bulle de crédit et des bulles d’actifs ont donc été gonflées. La hausse des taux nécessitée par une inflation à 9% en zone euro nécessite d’augmenter fortement les taux d’intérêt. Cela a déjà commencé et cette hausse des taux crèvera inévitablement les bulles d’actifs en Europe comme la hausse des taux américains est en train de crever les bulles boursières et immobilières aux Etats-Unis. A la crise énergétique et économique s’ajoutera donc une crise financière et ses effets amplificateurs. Certes, les ménages seront protégés partiellement par des boucliers tarifaires.

Le prix du gaz et de l’électricité n’augmentera que de 15% le 1er janvier en France.

La situation pour les ménages dans le reste de l’Europe est bien pire. A cet inconfort d’une vie avec des pénuries d’énergie et des prix élevés de l’énergie, risque de s’ajouter des pertes d’emplois considérables.

Tout cela annonce une véritable tempête économique dans le ciel de l’Europe.

Et elle risque de durer car les problèmes de manque d’énergie en Europe sont des problèmes de moyen terme.

Originaux: Philippe Murer – RT FRANCE

Les bastilles qui restent à prendre

Le décès d’Élisabeth II a éclipsé les autres informations. Chaînes de télévision, journaux, responsables politiques, artistes et experts en tout genre surenchérissent dans un hommage planétaire.

230 ans après la Révolution française, l’abolition de la monarchie et des privilèges, nous voilà sommés de manifester intérêt, respect et admiration à la Couronne britannique.

Chez beaucoup d’entre nous, ce cirque royal déclenche des envies de nouvelle révolution. Eh bien, souhaitons que cette envie soit contagieuse !

  • Le Royaume-Uni a décrété un deuil national de dix jours. Toute la vie sociale est au ralenti. Des spectacles et des matchs de foot sont annulés. Le peuple est appelé à saluer le convoi funéraire qui traverse le pays.

Alors que les travailleurs britanniques sont engagés dans un bras de fer pour que les salaires suivent la flambée des prix, les chefs syndicaux ont annulé les grèves prévues cette semaine.

  • Les salariés assommés par les factures ahurissantes de gaz et d’électricité sont censés attendre et rendre hommage à la reine !

Voilà à quoi sert la monarchie britannique : saouler le peuple avec des histoires de princesses et de rois pour qu’il ne s’occupe pas de ses propres affaires !

Exalter le chauvinisme et le respect de la tradition pour préserver l’ordre social avec ses injustices, ses inégalités et ses horreurs.

Pendant 70 ans, Elisabeth II a incarné l’Empire britannique. Elle a régné sur des centaines de millions d’hommes et de femmes à travers le monde, exploités, opprimés, voire massacrés lors des révoltes coloniales qu’ils menèrent contre la tutelle anglaise.

La reine n’y était pour rien ? Mais si ! Elle était la garante morale de sa continuité et de sa perpétuation. Même si elle n’a servi que de décorum, elle a contribué à faire accepter leur condition aux opprimés.

« La reine incarnait l’unité nationale », entend-on.

Oui, l’unité où le petit peuple doit s’agenouiller au passage de nantis couronnés !

L’unité qui fait que les uns vivent en parasites sur les autres !

L’unité où la coiffeuse, le postier ou l’ouvrier intérimaire sont censés honorer ceux qui se transmettent titres, gloire, domaines et millions de père en fille ou en fils.

Y a-t-il seulement un seul membre de la famille royale qui connaisse le prix du pain ou du gaz ? Pas sûr !

Les antimonarchistes britanniques dénoncent le coût de la monarchie pour le contribuable. Mais comme elle est, elle-même, devenue une attraction touristique, digne de la Tour Eiffel, elle rapporterait plus à l’économie du pays que ce qu’elle coûterait…

  • En fait, la maison royale vit d’abord de ses rentes : 18 000 hectares de terres cultivables, de centres commerciaux, de bureaux… Et c’est une entreprise qui rapporte des dizaines de millions de revenu par an.

La famille royale est surtout une grande famille bourgeoise, à la tête d’une entreprise bien gérée, les flonflons, les chapeaux et le cirque royal en plus.

Alors, aussi écœurante soit-elle, cette débauche d’hommages réactionnaires ne doit pas nous faire oublier les véritables rois des temps modernes : les dynasties bourgeoises.

Celles-ci ne passent pas leur vie à se faire prendre en photo devant des manoirs d’un autre âge. Ils sont à la tête de holdings et de grands groupes et règnent sur le secteur du luxe, de la banque, de l’automobile, de l’armement, de la pharmacie… et ce sont surtout ces rois-là qu’il faut détrôner.

  • En 1789, la bourgeoisie a profité de la révolte du petit peuple des villes et des paysans pour asseoir sa propre domination.

Mais la révolution a été faite par les masses qui avaient été opprimées, muselées des siècles durant. À l’époque, le petit peuple voulut comprendre où passait son argent, pourquoi et pour qui il travaillait si dur. Il voulait savoir pourquoi on lui faisait payer le sel cent fois son prix et pourquoi le pain devenait inabordable. Il réclamait des comptes.

Aujourd’hui, il nous faut, nous aussi, trouver la force de demander des comptes. Cette fois, ce n’est plus à la noblesse et aux féodaux qu’il faut les demander, mais à la grande bourgeoisie.

Où partent les fruits de notre travail ? Pourquoi les prix s’envolent ? Pourquoi cette explosion de profits et ces salaires insuffisants ?

Une autre révolution est inscrite dans la logique de la société capitaliste car l’oppression qu’elle fait régner, les sacrifices qu’elle impose aux travailleurs et le chaos qu’elle crée sont insupportables.

Cette révolution viendra, comme toujours, de la base, de tous ceux qui sont exploités, pressurés puis rejetés en dehors de la production. Et cette fois, ce sont les travailleurs qui devront la diriger.

Originaux: Nathalie Arthaud – LUTTE OUVRIÈRE

« UNE ANNÉE DE MERDE »

Nous recevons régulièrement des témoignages spontanés de lectrices ou lecteurs pour décrire leur expérience personnelle du monde du travail, de l’école, de la justice, etc.

Celui-ci nous a particulièrement touché, il provient d’une soignante libérale qui après quinze année de travail s’est retrouvée « suspendue » faute de passe vaccinal. Elle revient sur « une année de merde » et d’humiliations et rappelle que l’unique définition d’une vie digne c’est le refus farouche d’être humilié.

VIOLENCE ORDINAIRE D’UN MONDE À L’AGONIE ?

J’ai travaillé dans le milieu du soin (je suis une « soignante », comme on dit désormais) depuis 15 ans, par intermittence, devant parfois interrompre mon activité lorsque les violences et incohérences que je pouvais y rencontrer m’affaiblissaient trop fortement… Pour n’en citer que quelques-unes :

  • non ou dé-remboursements de certains actes importants,
  • pression pour accélérer et passer moins de temps avec des patients qui en avaient besoin,
  • manque de solidarité et/ou divergences d’intérêts entre professionnels : catégories socio-professionnelles très/trop différentes : une aide-soignante (trop peu d’hommes dans le secteur pour pratiquer l’écriture inclusive ici) gagne le SMIC ou à peine plus, un.e infirmièr.e ou un.e kiné 1800 à 4000 en fonction des choix de pratique qu’il/elle fait, un spécialiste médical 9000 euros en moyenne) et/ou de valeurs trop importants, etc….

Le vaccin contre la COVID-19 arrive début d’été 2021, je ne suis pas enchantée à l’idée de devoir expérimenter une substance médicamenteuse dont le recul en terme de temps manque de toute évidence (1 an d’élaboration et de tests contre 10 ans en moyenne pour les vaccins), d’autant plus que je ne fais pas partie des catégories dites « à risque ».

Pourtant, je travaille à ce moment auprès de personnes dites « vulnérables » et considère quand même fortement la possibilité de le tenter, pour eux, au cas où ce traitement réussisse à effectivement freiner contamination et/ou transmission.

Mais soudainement, en quelques semaines à peine, surgit l’obligation vaccinale et le statut de « suspension » (de salaire, de possibilité d’exercice) qui va avec, ainsi que la menace de répression si nous n’obéissons pas (radiation d’ordre= interdiction définitive d’exercice légal).

Le message violent (traduisant les décisions prises en petit comité d’oligarques) véhiculé par le gouvernement m’apparait comme très clair : « vous, les soignants d’en bas, n’êtes pas capables de prendre vos responsabilités pour protéger vos patients, donc maintenant ce vaccin est rendu obligatoire pour vos professions, si vous n’êtes pas d’accord vous dégagez, et si vous dégagez vous ne nous manquerez pas ».

Pour moi, impossible de me faire vacciner dans ces conditions. On m’explique que je dois prendre du recul, ne pas prendre les choses personnellement, ne pas me rendre malade pour ça. Merci pour ces conseils, mais ça ne fonctionne pas sur moi.

Je participe aux manifs, aux réunions de personnes qui tentent de s’organiser, avec le confusionnisme gerbant qui y règne, la présence de personnes aux intérêts et valeurs parfois opposées, aux manigances et récupérations politiques organisées par la clique de réinfocovid qui matraque les mêmes discours et sources formatées, infiltrant et imprégnant absolument chaque espace de discussion en envoyant souvent des personnes d’autres régions, aux professions toujours « floues » (on ne comprend jamais réellement qui ils sont, si ce n’est des manipulateurs très organisés accompagnés de quelques disciples perdus et sincèrement en colère).

Ils épuisent tout le monde, mais dans la confusion, l’isolement des camarades habituels qui ne sont pas là (la plupart seulement, heureusement) et l’affaiblissement notoire qui en découle, les plus sincères et concernés finissent par déserter, et moi avec.

La semaine suivante, je passe à côté de la mort en m’encastrant de plein fouet dans la montagne, sur fond de manque de sommeil et de bourdons dans le crane.

Malgré les douleurs qui parcourent l’ensemble de ma colonne bien secouée, et mon bras de force qui présente un hématome de la taille d’un ballon de handball, je termine mon remplacement pour les 3 semaines restantes, car je sais qu’après moi aucun.e autre remplaçant.e n’a pu être trouvé.e, je tiens donc à faire tout mon possible pour mes patients, jusqu’au bout.

Je suis écœurée de devoir arrêter, pour moi qui aime mon métier, pour mes patients, du milieu rural, souffrant déjà largement de la désertification médicale : asymétrie de moyens entre villes et campagnes, cercles vicieux : peu de professionnels et de remplaçants=surcharge de travail dangereuse pour tou.t.e.s, égoïsme chez les classes moyennes sup du milieu du soin (plus de fric à se faire à la ville, pour moins de galères) se répercutant sur les patients, souvent âgés et sans alternatives possible.
Pour mes collègues aussi, qui étaient plus que reconnaissants d’avoir une remplaçante impliquée et solidaire qui puisse les soulager de temps en temps, ils sont aussi au fond du seau. L’un des médecins généralistes du village, en fin de carrière, arrête aussi, pour les mêmes raisons. Une sage-femme aussi, et bien d’autres. Ceux qui continuent et les patients nous comprennent néanmoins et aucun d’eux ne cherche à nous culpabiliser ou nous dire ce que nous devrions faire.

Certains n’arrêteront pas et feront le choix des « faux certificats », au prix du mensonge sur leur situation aux patients et du risque de radiation définitive si cela est découvert. Au prix du silence aussi, car il s’agit de ne plus se faire remarquer dans ce genre de situation.

Deux jours après avoir terminé et changé de région, je déclenche tous les symptômes du burnout/ crise psychique grave imminente. Je me mets au calme, soutenue et entourée, et décide d’arrêter les activités liées au soin pour cette année au moins. Ma santé mentale en dépend.

Cette année, je me débrouillerai, comme je l’ai toujours fait.

Je me trouve un remplacement à La Poste, d’octobre à fin décembre. Tiens ! Ça a aussi beaucoup changé la poste aussi… Contrat précaire où même les RH ne savent pas s’ils pourront renouveler, ou demander à ré-embaucher l’intérimaire qui sert à pallier l’absence de 3 collègues. Tout est chronométré, les colis Amazone sont à délivrer en les portant par 5 minimum, dans les rues verglacées, avant d’enchainer sur le service de récupération de courriers et colis des entreprises (ne pas oublier de « sourire plus » là-bas, ça fait partie du service attendu), puis l’affranchissement à un rythme effréné où pas un jour ne passe sans que quelqu’un hurle qu’on est en retard et que c’est très grave, avant de terminer sur la manutention de fin de journée : chariots de 600 kg à déplacer pendant plusieurs heures pour remplir les camions. Les collègues sont sympas pour la plupart mais conseillent de chercher ailleurs, ayant vu pas mal d’intérimaires « attendre le renouvellement de contrat dans le vent ».

J’accepte un autre contrat précaire, de 2 mois, à la sécu. Initialement prévue au service téléphonique des appels entrants « classiques » (problèmes liés aux arrêts de travail non payés etc.), on me « place » finalement au service du « tracing covid », parce qu’avec ma formation c’est bien que les personnes aient un.e interlocuteur.trice qui « y connaisse quelque chose ».

L’un des recruteurs, lors de l’entretien, en visioconférence, m’avait fait comprendre qu’il aurait bien aimé me demander si j’étais vaccinée… mais comme il n’y était pas autorisé, il allait se contenter d’espérer que je le sois.

Je travaille pendant deux mois, deux jours par semaine sur place, avec mes collègues : une médecin généraliste de Madagascar qui n’a pas pu obtenir ses équivalences, et 3 jeunes issus de secteurs variés (restauration, tourisme etc.). Les autres jours, c’est télétravail. Mais notre « manager » nous surveille depuis son ordinateur : temps de conversation, nombres d’appels passés et reçus, même le contenu de nos conversations, tout est vérifié et optimisé par de nombreux débriefing, pour le bien de tous bien sûr. Mes trapèzes commencent à se tendre méchamment dès le 3e jour, j’ai vraiment du mal à ne pas rester en pyjama toute la journée et à me rappeler pourquoi je fais ça une fois le soir venu. La plupart des personnes que j’ai au bout du fil, se sentent bien souvent isolées et perdues au milieu des infos contradictoires lorsqu’elles sont diagnostiquées positives au Covid. Leurs proches ne viennent plus les voir et prennent à peine des nouvelles. Ils sont donc malgré tout plutôt très reconnaissants pour l’aide mineure que j’arrive à leur proposer (aide administrative et soutien moral).

Le contrat se termine, on me propose un renouvellement d’un mois, la semaine d’avant, mais je refuse.

Je dois prendre l’air, je sens le craquage approcher à nouveau.

Je n’aurais pas mes 6 mois de cotisations à l’assurance chômage, tant pis.

C’est les élections législatives, dernière montagne russe : Macron adoucit d’abord son discours en disant que « bien sûuur les soignants suspendus seront réintégrés, dès que possible » avant de clarifier sa position juste après les élections, en nommant première ministre Elisabeth Borne (puis en refusant sa démission), la personne qui a initié le statut inédit de soignant suspendu en France. Il ajoute lors d’un de ses discours que finalement, ce ne serait pas juste de réintégrer les soignants si vite, sachant que les autres ont fait l’effort de vaccination. Et puis que finalement si on regarde bien, les taux de vaccination contre la grippe chez les soignants étant un peu faible ces dernières années, il serait bien de coupler les deux vaccins et de rendre l’ensemble obligatoire. Le message est très clair : les soignants manquent de discipline et les résistants (ceux qui demandent le dialogue avant que des décisions importantes soient prises) ne sont plus les bienvenus.

Arrive juillet 2022, sur fond de crise catastrophique de l’hôpital, des urgences et du soin en général (milieu rural aux premières loges, comme d’habitude) plusieurs intellectuello-politicards commencent à finir par ouvrir leur bouche sur la violence et les incohérences du déroulé de cette histoire (cf Articles dans Marianne et Libé interventions des NUPES à l’assemblée nationale et compagnie, le tout entre le 14 et 20 juillet 2022. De l’autre bord, l’académie de médecine (forte de son bagage historique autoritaire, héritée de la tradition militaire ayant inspirée l’organisation des hôpitaux modernes) et Mathias Wargon (chef des urgences de Saint-Denis) signent et assument pleinement leur position sur les soignants non-vaccinés : « c’est pas de ces gens-là dont on a besoin ». Les suspendus ne seraient que des anti-vax et / ou des homéopathes ou thérapeutes aux pratiques louches.

Bref, à part auprès de la petite communauté de personnes qui m’entourent, de confiance et qui en ont vraiment besoin, je ne suis pas prête d’exercer à nouveau.

Matériellement et psychologiquement c’est pas la joie. Comme la plupart d’entre nous. Tout le reste n’aide pas, évidement : inflation horrible, mépris des pauvres poussé à son paroxysme, crise environnementale atroce etc. Je ne peux néanmoins que nous souhaiter de rester soudés, de (re)prendre des forces là ou on peut, et de nous préparer plus que jamais à lutter pour un autre monde. Courage à vous !

Une parmi tant d’autres

PS : en tant que praticienne libérale, je ne suis pas considérée (comptabilisée) comme « suspendue ». Ma carte professionnelle est « simplement » inapte à fournir des soins remboursés, du fait que le statut vaccinal est communiqué/corrélé automatiquement, de l’ARS (police administrative du monde du soin) vers la CPAM (qui permet le remboursement des soins). Efficace et discret, pour eux.

Originaux: lundi.am

Économie de guerre en préparation

Si ces articles ont donné lieu à une passe d’armes avec les différents partis de la Nupes sur le recours à des énergies polluantes et le renoncement aux objectifs écologiques, quasiment aucun parlementaire n’a souligné qu’ils ont en germe la préparation à une économie de guerre.

Selon les explications du gouvernement en introduction du projet de loi, il envisage « de restreindre ou de suspendre le fonctionnement des centrales à gaz pour privilégier d’autres usages, soit sur des périodes où l’équilibre entre l’offre et la demande en électricité serait également à risque, de réquisitionner ces centrales pour qu’elles fonctionnent uniquement lorsque cela est estimé nécessaire à la sauvegarde du système électrique et pas à d’autres moments que le strict nécessaire ».

Ainsi l’État pourrait décider de prendre le contrôle de la production et de la distribution de l’énergie, en indemnisant les entreprises qui seraient lésées par ces dispositifs, indemnités que les entreprises les plus importantes, TotalEnergies et autres, ont d’ailleurs déjà commencé à discuter.

En cas de redémarrage de la centrale à charbon de Saint-Avold en Moselle, fermée en mars 2022, les personnels licenciés ou en congé de reclassement seront repris avec des CDD de mission d’une durée maximale de 36 mois, même si le Code du travail interdit à une entreprise de réembaucher les salariés qu’elle a licenciés six mois auparavant.

  • La loi prévoit la possibilité de nombreuses dérogations aux différentes obligations administratives, environnementales et au Code du travail.

Après les mesures autoritaires de l’État déployées à la suite des attentats puis lors de la crise COVID, viennent donc celles liées à la situation de guerre.

Certaines d’entre elles pourront paraître justifiées face à des urgences indéniables mais, décidées par l’État sans contrôle possible de la population, elles seront surtout des armes pour défendre les intérêts globaux de la bourgeoisie.

Si la concurrence entre les entreprises se révélait un frein pour faire face aux nécessités de fonctionnement de la société, l’État se substituerait à la loi du marché et imposerait une politique à chacune de ces entreprises, quitte à les indemniser.

Macron a déjà prévenu qu’il fallait se préparer à une économie de guerre et le gouvernement se donne les moyens d’imposer ses choix aux trusts de l’énergie, dans l’intérêt de l’ensemble de la bourgeoisie.

La population n’en aura certainement pas moins à payer pour les conséquences de la crise énergétique, mais tout sera fait pour que les actionnaires des trusts concernés n’en souffrent pas.

Originaux: Inès Rabah – Lutte Ouvrière

COVID-19 : la barre des 150 000 morts franchie en France, selon les autorités sanitaires

Avec 74 personnes mortes à l’hôpital des suites du COVID-19 en 24 heures, le nombre de décès a dépassé les 150 000, d’après les chiffres de Santé publique France.

La barre des 140 000 avait été franchie le 11 mars, deux ans après le début de la pandémie en France.

Le soir du 7 juillet, on comptabilisait ainsi plus de 160 000 cas, avec 17 719 patients hospitalisés, dont 1 523 nouvelles admissions.

  • Selon les dernières projections publiées par l’Institut Pasteur, les hospitalisations liées au COVID devraient encore monter dans les jours qui viennent, les chercheurs tablant sur quelque 1 700 admissions quotidiennes à l’hôpital à l’horizon du 18 juillet, contre autour d’un millier ces jours-ci.

Le 8 juillet dans son point hebdomadaire, Santé publique France (SpF) a fait état d’une forte augmentation des réinfections au COVID, qui atteignent désormais 12% des cas confirmés.

  • «La hausse est continue depuis l’arrivée de la vague Omicron», a commenté Vincent Auvigne, épidémiologiste de SpF.

Malgré un nombre élevé de réinfections par un sous-variant d’Omicron après une première infection par un autre sous-variant d’Omicron (44% des cas), «la probabilité pour qu’une réinfection survienne actuellement après une première infection par un autre variant (Alpha, Delta ou autre) […] reste nettement plus élevée», souligne l’agence.

Et «plus la première contamination s’éloigne dans le temps, plus la probabilité d’une réinfection va augmenter», a précisé Vincent Auvigne.

  • Le nouveau ministre de la Santé, François Braun, a évoqué la «septième vague» de COVID au moment des premiers départs en vacances, alors que le port du masque est recommandé, mais pas obligatoire.

«Je demande aux Français pour ce jour de grand départ en vacances de mettre le masque dans les trains, dans les bus, dans tous les endroits où on est un peu les uns sur les autres», a-t-il insisté.

Originaux: RT – FR

Les élections, l’abstention et l’effacement de la société civile

La victoire du parti de Macron en 2017 s’expliquait, en partie, par la méfiance grandissante envers les partis et groupes politiques traditionnels, quels qu’ils soient, y compris dans leur version considérée à l’époque comme extrême (rappelons que la chute de Jospin au premier tour de 2002 est à mettre en parallèle avec le score de l’ensemble des trois groupes trotskistes soit 10, 4 % des votants !) où il ne serait encore venu à l’idée de personne de faire de l’équivalent de la Nupes un pôle de radicalité.

Une forme de dégagisme contre tous les politiciens s’était manifestée au profit d’un nouveau parti sans cadres ni structure politique, présentant de nombreux candidats sans mandats électifs antérieurs au niveau politique, national comme local. Des membres de la « société civile » comme les médias, alors tous derrière Macron, les qualifiaient. Les quelques transfuges de LR ou ceux plus nombreux du PS (un ensemble autour des 20 %) venaient encadrer ces novices. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette nouvelle équipe n’a pas navigué en eau calme essuyant le mouvement des Gilets jaunes, le mouvement contre la réforme des retraites et la crise sanitaire. Or si, dans ces dernières élections législatives, le socle des électeurs macroniens s’est solidifié, il l’a fait à son plus bas étiage et la gauche unie n’a rien récupéré en voix, la montée en sièges de la Nupes et du RN provenant d’une absence de stratégie de « front républicain » et de la très forte abstention. Cette abstention, peu importe ici qu’elle soit renforcée ou non par cette absence, renvoie personnel politique et membres issus de cette prétendue « société civile » au même désaveu puisque ces nouveaux venus, censés peu au fait des pratiques politiciennes ont en fait montré qu’ils appartenaient ou se confortaient au même moule qui est aujourd’hui celui du pouvoir en général, quel que soit son origine, politique, économique, scientifique (« le comité de défense » dans la « guerre » contre le Covid), syndical (après le recyclage de Nicole Notat, on apprend que Bernard Thibault, l’ex-cheminot en chef de grève et pur produit de la « société civile » est aujourd’hui en charge de la question des transports pendant les Jeux olympiques de Paris, 2024).

L’indifférence ou le rejet de la sphère dite politique se réalise à travers deux processus : une socialisation de l’État dans sa tendance à passer de sa forme nation à sa forme réseau ; et une étatisation de la société parce que dans sa forme « capitalisée », elle tend à transformer toutes les activités en activités pour le capital. En effet, les processus d’unification de la société du capital ont aboli progressivement la coupure historique entre société politique et société civile (cf. l’article du no 20 de Temps critiques sur ce point) [1]. Ainsi, s’il y a déjà longtemps que le capital a rendu floue la frontière entre privé et public du point de vue de la propriété, la « révolution du capital » tend à l’abolir quand elle étend ce flou à l’ensemble des rapports sociaux et non simplement aux rapports sociaux de production. Ainsi, les autorités publiques pénètrent et contraignent de plus en plus la vie des personnes, alors que ces mêmes personnes exposent ou portent comme un étendard leur vie privée dans la sphère publique. C’est que la sphère privée des rapports interindividuels a été socialisée par les transformations de l’État dans le cadre de son redéploiement sous la forme de réseaux d’interaction au détriment des médiations traditionnelles de sa forme nation (qui n’est néanmoins pas dépassée), celle des associations populaires et des différents collectifs d’action qui existaient et prédominaient à l’époque où on parlait encore en termes de « question sociale ». Ces nouvelles formes d’expression du social n’en ont pas pour autant manifesté un caractère politique malgré différents slogans plus performatifs qu’effectifs (du « tout est politique » des gauchistes des années 1970 au « le personnel est politique » des activistes des différents particularismes se voulant radicaux).

Au cours de cette transformation, ce qui relevait de l’ancienne question sociale a lui aussi été brouillé parce que l’ancien social légitime (celui des syndicats ouvriers) l’est devenu de moins en moins à partir du moment où revendiquer pour une classe ou une catégorie sociale était déclaré corporatiste et ne plus représenter un élément de l’intérêt général. En effet, dans le secteur public, les grèves des transports, par exemple, furent considérées à partir de 1986 comme des prises d’otages aussi bien par les gouvernements que par des médias supposés plutôt de gauche comme Libération et Le Monde. Ces actions en devenaient illégitimes car jugées extérieures à la défense du service public au profit d’intérêts privés ; alors même que les grèves dans le secteur privé disparaissaient sous les coups de la globalisation et de la désindustrialisation des zones centrales du capital. À cette aune, les forces qui se manifestent encore le font dans la ritualisation des formes du passé comme on a pu encore le constater avec les grèves sur les retraites parce qu’elles pensent encore garder ou prouver une certaine légitimité de par le respect du rituel et la condamnation de tout débordement et a fortiori de toute violence contre les biens comme contre les personnes.

Dans cette mesure ou ce « climat », les seules forces qui s’affirment de manière originale le font soit en dehors d’un « social » devenu « sociétal », ce qui rebat les cartes de la légitimité des luttes (lutter contre les discriminations devient plus légitime que de lutter contre les inégalités, lutter pour rendre les « invisibles » visibles devient plus légitime que lutter pour les anciens visibles devenus invisibles, etc.) ; soit en dehors du cadre social légitimé et de ses codes et formes comme on a pu le voir avec le mouvement des Gilets jaunes. Mais ce dernier type d’affirmation s’origine non dans des conditions de travail strictement communes (celles de l’usine d’abord jusqu’à la fin des années 1970, de l’entreprise en général ensuite), mais dans des conditions de vie communes (celles de la difficulté à vivre le mode de vie que vante pourtant la société capitalisée). Elle est dans le paradoxe d’une parole qui se fait immédiatement politique parce qu’elle s’adresse à l’État, sans être une demande de plus d’État ou d’un « retour » de l’État ; elle émane de sans-voix de la politique comme le montrent les divers échecs pour une représentation politique menés par quelques Gilets jaunes candidats à un mandat électif. En dehors de toute ambition personnelle qui relèverait d’un procès d’intention, il y avait là pour quelques-uns, l’idée de donner une coloration politique à leur engagement social, alors que c’est le mouvement des Gilets jaunes qui représentait lui-même, par excellence un mouvement politique sans besoin de représentation. Mais de ce fait, une fois le mouvement défait, les Gilets jaunes sont devenus des sans-voix politiques au même titre que les sans-papiers évidemment, mais aussi que les sans-voix des banlieues qui eux aussi ont renoncé à rechercher et trouver des « représentants » malgré les nouveaux efforts en provenance de la Nupes. Les anciennes institutions médiatrices du rapport social capitaliste sont en crise, parmi lesquelles les institutions politiques et la forme démocratique censée réguler les rapports sociaux à travers des normes communes qui pouvaient néanmoins être critiquées. La contractualisation grandissante des rapports sociaux donne l’impression qu’il n’y a plus de pilote dans l’avion… où que le pilotage automatique est réglé ailleurs (cf. le développement des théories du complot sur les réseaux sociaux et dans les milieux populaires).

La montée de l’abstention perdure donc parce que même ce qui avait été jusque-là décrié comme « vote protestataire » en faveur du FN version père ou des petits groupes gauchistes est en recul puisque le vote RN a montré son intégration au processus électoral d’ensemble, ce que n’a pu produire le nouveau candidat hors-« système », Zemmour. Mais contrairement à d’anciens espoirs libertaires, toujours renouvelés malgré l’évidence historique de leur faillite, cette abstention se produit sans rapport avec une quelconque conscience politique active de critique du principe électif et de la représentation politique. Cela a certes été présent pendant le mouvement des Gilets jaunes avec l’idée insurrectionnelle de faire tomber le pouvoir (« On va aller vous chercher »), puis sur le mode plus modéré de la revendication du RIC ou même d’une nouvelle Constituante, mais cela fut fugace et était retombé au moment de ces élections. Cette abstention est comme la voix de ceux qui n’ont pas d’intérêts constitués du fait à la fois de leur situation géographique périphérique et de leur niveau important d’atomisation et de désaffiliation. Ils ne peuvent donc se reconnaître parmi une prolifération de candidats dont le nombre élevé sert de cache-misère d’une offre politique justement spécifiée et dans laquelle chacune doit servir de repère à l’électeur ou plutôt à ses électeurs. Les « animalistes » sont ainsi venus se rajouter de façon aussi incongrue aux « Chasse, Pêche, Nature et Traditions ».

On voit par là à quel point aussi l’État dans sa forme nation et universaliste (au moins au niveau idéologique) a pris du plomb dans l’aile. C’est dire à quel point aussi l’ouvrier combatif ou ses descendants ne cherchent plus sur l’échiquier politique parlementaire ce qui les représenterait le mieux comme classe ou groupe « contre ».

Ce processus d’effondrement de la question sociale se répercute alors à l’intérieur de chaque parti ou groupe politique qui ne cherche plus principalement à attirer le chaland par un contenu politique (cela reste certes une toile de fond dans un pays comme la France ou en Italie et en Espagne, mais plus guère ailleurs), mais par l’intégration d’un maximum d’éléments significatifs d’une particularité baptisée par eux « diversité » ; particularité qui se présente comme totalité singulière, alors que chacun fait son choix sur le même marché de l’identité. On avait déjà eu la parité, on a eu la recherche de l’origine immigrée, déjà assez ancienne à vrai dire puis aujourd’hui celle de la couleur de peau à la place de la couleur politique des prétendants, ou encore de la préférence sexuelle affirmée comme si certaines apportaient un plus après avoir été un moins le plus souvent caché. Et si on arrive à trouver une femme africaine, gréviste et vivant des conditions de travail terribles imposées par des chaînes d’exploitation comme Accor, alors là on décroche le gros lot de la singularité. On est passé du « grand parti de la classe ouvrière » comme il s’auto-appelait (quoiqu’on ait pu en penser et on n’en pensait pas du bien) au parti où figure l’ancienne gréviste de… comme si ce qui est devenu l’exception confirmait la règle. Et comme les organismes étatiques ne s’y risquent pas, les médias se chargent de nous mettre tout cela en chiffres sur le modèle américain du patchwork des « communautés ». Alors que cette notion était peu employée en France parce qu’a priori contradictoire avec l’idéologie républicaine universaliste, elle est devenue le fourre-tout ou la tarte à la crème des médias, une tendance assez récente mais renforcée par la crise sanitaire : les travailleuses de la santé sont ainsi devenues la « communauté des soignants », gommant les hiérarchies de ce secteur et les inégalités de condition et de revenu qui en découlent. De même, la « communauté éducative » de Seine St-Denis doit être secourue… par plus de moyens quantitatifs censés réduire les inégalités scolaires. En effet, les politiques y perçoivent un « intérêt social » à constituer et utiliser car digne d’être défendu, mais sans que rien ne soit dit sur le fond de ce système scolaire. Là encore, on en restera à mettre en exergue une discrimination plutôt que la critique de l’institution et de son rôle dans le processus de reproduction sociale. À l’inverse, il n’y aura pas de « communauté des chômeurs » constituée comme objet social car l’État, depuis 1998 et le gouvernement Jospin face au mouvement des chômeurs leur dénie toute légitimité à revendiquer un statut collectif et des droits afférents qui confineraient à de l’assistance. La masse des chômeurs est donc reconduite à une situation individuelle et aussi à une responsabilité individuelle qui n’a pas d’intérêt social. D’ailleurs qui le nierait dans les divers cercles de pouvoir et quelle organisation politique se vanterait de mettre dans sa liste des chômeurs comme signe de sa diversité ?

Ce que nous écrivions déjà en 2002, au moment de l’élection de Chirac contre Jean-Marie Le Pen dans Chronique d’une excrétion [2], à savoir que les individus prolétarisés, lorsqu’ils se contraignent à voter, le font pour des partis qui osent encore se référer au travail et aux mots de la nouvelle détestation (FN et Lutte ouvrière essentiellement), n’a pas été démenti puisqu’on a assisté à une accélération du processus. Si Lutte ouvrière n’est plus vraiment en mesure de parler et surtout de se faire entendre depuis la disparition politique et médiatique de sa très populaire chef de file, le RN innove en insistant directement sur la question du pouvoir d’achat pensant ainsi être « raccord » avec ce qui a été à l’origine du mouvement des Gilets jaunes. C’est en tout cas faire preuve de plus de pragmatisme que de proposer des relocalisations comme le propose LFI. Et c’est ne pas s’illusionner sur un éventuel appel aux ouvriers puisque la classe étant évanescente, cela reviendrait à aller « à la pêche » à l’ouvrier atomisé dont personne ne peut préjuger du sens du vote ou même s’il va voter. Pour les branchés de la politique, c’est une démarche vaine et même contre-productive qui ne sera pas adoptée.

Pour en revenir à ceux qui s’abstiennent ou sont dans une valse-hésitation, n’ayant pas d’intérêt constitué, soit ils ne voient pas l’intérêt de voter, soit, s’ils votent finalement, vont le faire en fonction de leur parcours individuel, le plus souvent cabossé, et en fonction de ressentis qui là aussi restent individuels ou sont le fruit d’échanges de proximité. L’absence de perspective n’ouvre bien souvent que sur le ressentiment contre les personnes, contre certaines catégories. C’est une des forces du mouvement des Gilets jaunes d’avoir au moins dégagé la possibilité de sortir de cette ambiance de ressentiment souvent latente ; de cette haine souvent abstraite parce qu’elle ne porte pas forcément sur des personnes ou groupes concrets (cf. l’exemple des villages sans immigrés qui votent anti-immigration) pour la rediriger de manière concrète et ciblée, rappelant ce que le fil rouge des luttes de classes considérait comme une « haine de classe ». Mais aujourd’hui, il n’y a nulle part volonté de se débarrasser des ressentiments (il faudrait une révolte collective au moins au niveau de celle des Gilets jaunes pour ça), mais une tendance au déplacement de l’objet du ressentiment : sa force négative se fige en demande non seulement de plus d’État, mais de celui-ci dans ses variantes autoritaires.

Temps critiques, le 3 juillet 2022

[1] – « État et “société civile” », Temps critiques, no 20 : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?­article458

[2] – « Chronique d’une excrétion » : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article128 et « Complément à “Chronique d’une excrétion” » : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article176

Originaux: lundi.am